Rapport intérimaire de la Commission suivant l’enquête d’intérêt public sur l’incident de recours à la force survenu à Coquitlam et mettant en cause M. Myung Lee et Mme Kap Su Lee

Liens connexes

Loi sur la Gendarmerie royale du Canada
Paragraphe 45.76(1)

Plaignants

M. Myung Lee et Mme Kap Su Lee

Introduction

[1] Le 27 octobre 2016, une réunion extraordinaire de la société de condominiums Silhouette avait lieu à l'hôtel Best Western de Coquitlam, en Colombie‑Britannique, afin d'élire de nouveaux membres à son conseil d'administration. Certains participants croyant à des irrégularités après le vote, une dispute a éclaté au sujet de la meilleure façon de sécuriser la boîte de scrutin jusqu'à ce que les votes puissent être recomptés. La dispute s'est envenimée, et la GRC a été appelée sur les lieux. Les membres de la GRC sont arrivés, ils ont demandé la levée de la séance et invité les participants à partir et à laisser le gardien de sécurité de l'hôtel sécuriser la boîte de scrutin à l'hôtel. Plusieurs personnes contestaient cette solution, et les événements qui ont suivi ont mené à l'arrestation de Myung Lee et de son épouse, Kap Su Lee, âgés respectivement de 76 et 75 ans. M. et Mme Lee étaient contrariés de leur arrestation et ne collaboraient pas avec les membres qui les escortaient à l'extérieur de l'hôtel par l'escalier. Plusieurs personnes ont filmé l'incident qui a attiré l'attention des médias sociaux, surtout compte tenu de l'âge de M. et Mme Lee et de la présence de leur petite-fille de cinq ans. M. et Mme Lee ont été transportés à l'hôpital pour faire évaluer leurs blessures, et ont reçu leur congé peu après.

[2] La GRC a demandé à un corps de police externe, le Service de police de New Westminster (SPNW), de faire enquête sur les agissements des membres de la GRC et de M. et Mme Lee. À l'issue de cette enquête externe, il a été recommandé de déposer des accusations contre M. et Mme Lee en vertu du Code criminel, et dene pas porter d'accusations à l'encontre des membres de la GRC. Le bureau du procureur de la Couronne n'a pas autorisé les accusations contre M. et Mme Lee. La GRC a par ailleurs soumis à une enquête sur le code de déontologie prévu à la Partie IV de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada (Loi sur la GRC) la conduite du gendarme Sébastien Fortin. Il est ressorti de l'enquête sur le code de déontologie que le gendarme Fortin n'avait pas dérogé au code de déontologie.

[3] Le 30 octobre 2016, la Commission civile d'examen et de traitement des plaintes relatives à la Gendarmerie royale du Canada (« la Commission ») a déterminé qu'il était dans l'intérêt du public de mener une enquête sur l'incident, conformément au paragraphe 45.59(1) de la Loi sur la GRC.

[4] La Commission a lancé cette enquête d'intérêt public afin de déterminer :

  1. si les membres de la GRC ou toutes personnes nommées ou employées sous le régime de la Partie I de la Loi sur la GRC en cause dans l'incident du 27 octobre 2016 ont agi conformément à la formation, aux politiques, aux procédures, aux lignes directrices et aux exigences législatives appropriées;
  2. si la formation, les politiques, les procédures et les lignes directrices de la GRC à l'échelle nationale, des divisions et des détachements qui traitent de tels incidents sont raisonnables.

Enquête sur la plainte par la Commission

[5] La Commission est un organisme fédéral distinct et indépendant de la GRC. Quand elle mène une enquête d'intérêt public, la Commission ne représente ni le plaignant ni les membres de la GRC. Son rôle consiste plutôt à enquêter de façon indépendante et à tirer des conclusions à l'issue d'un examen objectif des renseignements dont elle dispose.

[6] Comme nous le signalons ci-après, les conclusions de la Commission se fondent sur les documents d'enquête soumis par la GRC et M. et Mme Lee, les entrevues auprès des parties en cause, et les politiques, procédures et lois pertinentes. De plus, la Commission a pris connaissance du rapport du SPNW et de l'enquête sur le code de déontologie réalisée par la GRC.

Contexte factuel

[7] Le 27 octobre 2016 à 22 h 30, à l'issue d'un appel 911, la GRC a été appelée à intervenir puisque des gens troublaient la paix à l'hôtel Best Western situé au 319 chemin Nord à Coquitlam, en Colombie-Britannique. L'appel au service 911 provenait de [J. C.], qui a informé le préposé aux appels d'une bagarre ayant éclaté entre environ 20 personnes au cours d'une réunion de copropriétaires.

[8] À leur arrivée, les membres de la GRC ont appris qu'un groupe de votants à la réunion croyait à des irrégularités dans la conduite du scrutin et qu'une dispute avait suivi entre M. Lee et [G. J.]. Un des participants avait filmé la dispute sur son téléphone cellulaire et a montré la vidéo aux membres présents. Les membres ont déterminé qu'il n'y avait pas eu voies de fait, mais que la situation exigeait l'annulation de la réunion et le dépôt de la boîte de scrutin en sécurité à l'hôtel.

[9] Les policiers ont demandé au gardien de sécurité de l'hôtel, [D. C.], de prendre la boîte de scrutin et de la mettre en sécurité dans le coffre-fort de la réception de l'hôtel. Une deuxième dispute a alors éclaté parce que M. Lee et son groupe refusaient de laisser les employés de l'hôtel s'emparer de la boîte. Ils préféraient que les policiers prennent possession de la boîte de scrutin jusqu'à ce que les avocats de l'organisme puissent recompter les votes. L'épouse de M. Lee a essayé de sceller la boîte de scrutin et d'y apposer sa signature pendant que M. [C.] l'emportait. Les membres de la GRC ont ordonné aux participants de quitter les lieux et de ne pas nuire à M. [C.], sans quoi ils risquaient une arrestation. Même si les descriptions des témoins varient quant à la suite des choses, il reste que M. et Mme Lee ont tous deux été mis en arrestation et escortés hors de l'édifice en passant par l'escalier. M. et Mme Lee prenaient soin de leur petite-fille de cinq ans, laquelle était présente pendant les arrestations et tentait d'aider ses grands-parents. Des enregistrements sur téléphone cellulaire des arrestations ont été publiés sur YouTube, attirant l'attention des médias.

[10] Des ambulanciers ont examiné M. et Mme Lee et les ont emmenés à l'hôpital Royal Columbian. Ils ont obtenu leur congé peu après et ont tous deux signé une promesse de comparaître. Aucune accusation n'a par la suite été déposée.

[11] La Commission a déterminé que six membres de la GRC avaient participé concrètement à l'incident du 27 octobre 2016.

[12] Première membre sur les lieux, la gendarme Soumia Abboub a procédé à l'arrestation de Mme Lee et contribué à celle de M. Lee.

[13] Le gendarme Kevin Gibson était parmi les premiers membres à répondre à l'appel. Il a pris part à l'arrestation de Mme Lee et l'a libérée sur promesse de comparaître.

[14] Le gendarme Sébastien Fortin était parmi les premiers membres à intervenir. Il a mis M. Lee en arrestation pour avoir troublé la paix, et on le voit sur la vidéo descendre l'escalier avec M. Lee. Il s'est de plus emparé du téléphone cellulaire de [H. Y.], qui filmait l'arrestation, et l'a projeté au sol.

[15] Le gendarme Benoit Brooks est arrivé à l'hôtel après l'arrestation de M. et Mme Lee, et il a aidé les ambulanciers à s'occuper de M. et Mme Lee.

[16] Le gendarme Yoojin Lee est arrivé après l'arrestation de M. et Mme Lee, et il a effectué la traduction en coréen et en anglais. Le gendarme Lee a accompagné M. et Mme Lee à l'hôpital, et a libéré Mme Lee sur promesse de comparaître.

[17] Enfin, le gendarme Porter est arrivé sur les lieux après l'arrestation de M. et Mme Lee, et il est lui aussi allé à l'hôpital.

Analyse

[18] La Commission a relevé quatre principaux aspects préoccupants de la conduite des membres présents. Il s'agit de leur incapacité de gérer efficacement la situation après leur arrivée sur les lieux, de l'arrestation de M. et Mme Lee, de l'absence de soins consacrés à leur petite-fille et de la prise du téléphone cellulaire de Mme [Y.].

Incapacité d'empêcher une dégradation de la situation

[19] La première source de préoccupation réside dans l'incapacité des membres d'empêcher que la situation se dégrade au point où des arrestations sont nécessaires. Il convient de signaler qu'il n'y avait aucune bagarre à l'arrivée des membres de la GRC, même si plusieurs témoins ont décrit un climat tendu.

[20] Après son arrivée sur les lieux, la gendarme Abboub a visionné la vidéo enregistrée sur le téléphone cellulaire d'un participant à la réunion, dans laquelle on voit M. Lee qui se montre agressif après s'être plaint d'irrégularités dans la conduite du scrutin. Cependant, de nombreuses déclarations des témoins indiquent que, même si M. Lee était auparavant énervé et agressif, la situation s'était calmée à l'arrivée des membres sur les lieux.

[21] Les déclarations des témoins révèlent qu'après le visionnement de la vidéo, les policiers ont décidé d'annuler la réunion. Le rapport de police de la gendarme Abboub indique que les engueulades et les chicanes ont poussé les policiers à mettre fin à la réunion, avec l'accord des organisateurs. Il a aussi été décidé de demander à M. [C.] de mettre la boîte de scrutin dans le coffre-fort de la réception de l'hôtel, malgré les demandes de M. et Mme Lee et de leurs alliés. C'est ce qui a mis le feu aux poudres.

[22] Il est clair, pour la Commission, que M. et Mme Lee, ainsi que leurs alliés, souhaitaient avant tout sécuriser efficacement la boîte de scrutin contenant les bulletins de vote. Ils se méfiaient de [J. C.] et de son représentant, et voulaient donc que les policiers prennent le contrôle de la boîte de scrutin jusqu'à ce que les avocats s'en mêlent. Les policiers avaient toute l'attention des participants à ce moment-là, et ils auraient pu en profiter pour expliquer calmement les étapes qu'ils prendraient pour régler le conflit de manière paisible et les motifs justifiant leur décision. Ils ont plutôt invité les participants au calme, en disant que sinon ils risquaient de se faire arrêter.

[23] Dès que M. [C.] a pris la boîte de scrutin, la situation que les policiers avaient à gérer s'est compliquée. Mme Lee craignait que la boîte de scrutin soit manipulée, et elle a tenté de la signer pour pouvoir vérifier plus tard si elle avait été ouverte avant que les avocats s'en saisissent. Le rapport de police de la gendarme Abboub décrit très bien le résultat :

[traduction]

La situation a dégénéré assez rapidement après que les copropriétaires Myung LEE et son épouse, Park KAPSU, aient refusé de collaborer avec les policiers et résisté à leur arrestation pour avoir troublé la paix. M. LEE et Mme PARK ont été mis en arrestation pour voies de fait sur des policiers.

[24] Les membres présents ont reconnu l'importance de la boîte de scrutin, mais refusé d'en prendre possession, demandant plutôt au gardien de sécurité, M. [C.], de l'emporter et de la mettre dans le coffre-fort de l'hôtel. C'est pourquoi Mme Lee a tenté de signer la boîte et M. [C.] a été accosté à sa sortie avec la boîte de scrutin.

[25] Selon M. et Mme Lee, il semble que la décision arbitraire des policiers ait nui à leurs intérêts de propriété et empêché un scrutin équitable, et il est compréhensible qu'ils aient été émotifs et fâchés. Il en est aussi ressorti qu'une procédure de scrutin apparemment anodine est devenue un incident teinté par l'arrestation de deux personnes âgées sans antécédents judiciaires, pour des infractions au Code criminel.

[26] La Commission n'a trouvé aucune politique précise de la GRC qui régisse la prise et la mise en sécurité d'une boîte de scrutin à de telles rencontres de propriétaires privés. La Commission estime toutefois que si les policiers avaient pris et sécurisé la boîte de scrutin jusqu'à ce que les avocats de la société puissent dépouiller adéquatement les votes, cet incident malheureux ne se serait sans doute pas produit.

[27] Dans leurs fonctions, les policiers de la GRC saisissent régulièrement des objets sans lien direct avec une enquête criminelle. De plus, tous les cas de fraude électorale alléguée ne nécessitent pas la saisie d'une boîte de scrutin. Cette décision exige des membres présents de la souplesse et la recherche d'une solution constructive. Une telle approche a l'avantage de faire comprendre à toutes les parties que les policiers ont agi avec impartialité et protégé leurs intérêts. Cette approche concorde par ailleurs avec le cadre de fonctionnement du modèle CAPRANote de bas de page 1 de la GRC, qui épouse le concept de la résolution innovatrice de problèmes pour remédier à des situations semblables à celle que vivaient les membres présents.

[28] Sur son site Web, la GRC fournit l'explication suivante :

Le modèle de résolution de problèmes CAPRA est l'application opérationnelle de la vision et de la mission de la GRC. Ce modèle englobe notre engagement en ce qui touche les communautés et les clients, la résolution de problèmes au moyen de partenariats ainsi que l'apprentissage continu. Ce modèle a permis de définir les compétences nécessaires aux services efficaces de la police communautaire […] Une telle démarche met l'accent sur l'importance d'organiser les services de police en fonction des besoins de la collectivité et des différents clients plutôt que de la discipline et des fonctions des services de police […] Le curriculum, axé sur le client, comprend des situations vraisemblables et intégrées où les besoins, les attentes et les demandes des clients varient. Les méthodes de résolution de problèmes reposent sur le principe que la simple application systématique des règles et des procédures ne suffira pas pour atteindre les objectifs ambitieux des services de police communautaireNote de bas de page 2.

[29] Par ailleurs, le paragraphe suivant s'inscrit dans un cours sur le modèle CAPRA donné aux membres de la GRC. On peut y lire, sous le titre « Responsabilité première des policiers » :

Si vous devez combler tous les besoins du client et respecter ses intérêts, votre réaction inclura invariablement des éléments des diverses stratégies d'intervention : service, protection, prévention et application de la loi. Vous devrez savoir quelle est votre responsabilité première pour répondre au mieux à l'intérêt public dans chaque situation. Vous devez aussi savoir que cela peut changer dans le cours d'une enquête ou s'il s'agit d'un incident différent […] Vous pourriez vous doter d'une stratégie qui met l'accent sur la protection, qui se déplace ensuite vers le service et plus tard vers la prévention, et, s'il le faut, vers l'application stricte de la loi […] Dans toute situation, il faut toujours se demander : « Quelle est ma responsabilité première? Quelle mesure répond le mieux à l'intérêt public? Quel client doit avoir la priorité aux diverses étapes d'un incident? »

[30] Selon la Commission, le modèle de résolution de problèmes CAPRA aurait dû inciter les gendarmes Abboub et Fortin à adopter une méthode de résolution de problèmes qui limite le risque de violence. Comme solution raisonnable, la GRC aurait pu sécuriser la boîte de scrutin temporairement par courtoisie, afin d'éviter la violence.

Conclusion

  • 1) Les gendarmes Abboub et Fortin n'ont pas réglé efficacement les préoccupations relatives à la mise en sécurité de la boîte de scrutin, semant ainsi l'émoi au sein du groupe.

Recommandation

  • 1) Que les gendarmes Abboub et Fortin soient tenus de lire le présent rapport pour se sensibiliser à l'importance de recourir à des techniques adéquates de résolution de problèmes lorsqu'ils répondent à des demandes de service.

Arrestations

[31] La deuxième préoccupation de la Commission porte sur l'incapacité des membres présents d'exposer les motifs des arrestations de M. et Mme Lee, et l'absence d'une stratégie sécuritaire pour les escorter hors de l'hôtel après leur arrestation.

[32] Dans le cadre de son enquête, la Commission a fait parvenir un formulaire d'entrevue aux gendarmes Abboub, Fortin et Gibson, pour leur donner la possibilité de répondre à des questions précises sur le pouvoir légal et les faits justifiant l'arrestation de M. et Mme Lee. Ils ont tous refusé de fournir des renseignements supplémentaires, comme ils en avaient le droit.

[33] Pour établir si la conduite des membres présents de la GRC se conformait aux lois et aux politiques, il faut déterminer les pouvoirs légaux qui les autorisaient à agir à leur arrivée sur les lieux. S'ils n'avaient pas le pouvoir légal d'arrêter M. et Mme Lee, alors tout recours à la force pour procéder à leur arrestation était injustifié. Si les arrestations se fondaient sur un pouvoir légal, le degré de force utilisé devait être raisonnablement nécessaire pour justifier leur conduite.

[34] Le fondement législatif à partir duquel établir les obligations des membres de la GRC se trouve à l'article 18 de la Loi sur la GRC, qui se lit comme suit :

Sous réserve des ordres du commissaire, les membres qui ont qualité d'agent de la paix sont tenus :

a) de remplir toutes les fonctions des agents de la paix en ce qui concerne le maintien de la paix, la prévention du crime et des infractions aux lois fédérales et à celles en vigueur dans la province où ils peuvent être employés, ainsi que l'arrestation des criminels, des contrevenants et des autres personnes pouvant être légalement mises sous garde.

b) d'exécuter tous les mandats — ainsi que les obligations et services s'y rattachant — qui peuvent, aux termes de la présente loi, des autres lois fédérales ou de celles en vigueur dans une province, légalement l'être par des agents de la paix[.]

[35] Au nombre des « lois du Canada » figure le Code criminel, dont l'alinéa 25(1)b) se lit comme suit :

Quiconque est, par la loi, obligé ou autorisé à faire quoi que ce soit dans l'application ou l'exécution de la loi :

[…]

b) soit à titre d'agent de la paix ou de fonctionnaire public;

[…]

est, s'il agit en s'appuyant sur des motifs raisonnables, fondé à accomplir ce qu'il lui est enjoint ou permis de faire et fondé à employer la force nécessaire pour cette fin.

[36] L'article 26 du Code criminel limite cette autorisation et précise :

Quiconque est autorisé par la loi à employer la force est criminellement responsable de tout excès de force, selon la nature et la qualité de l'acte qui constitue l'excès.

[37] Dans l'arrêt R c Storrey, [1990] 1 RCS 241, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour qu'une arrestation soit valide, il ne suffit pas que l'agent de police croie personnellement avoir des motifs raisonnables d'effectuer une arrestation. Il faut aussi établir qu'une personne raisonnable, se trouvant à la place de l'agent de police, aurait cru à l'existence de motifs raisonnables de procéder à l'arrestation. Pour être légitimes, les motifs de l'arrestation doivent donc être subjectivement et objectivement justifiables.

[38] L'infraction criminelle qui consiste à troubler la paix figure au paragraphe 175(1) du Code criminel, et ses passages pertinents se lisent comme suit :

Est coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque […] :

a) […] fait du tapage dans un endroit public ou près d'un tel endroit :

  • (i) soit en se battant, en criant, vociférant, jurant […],
  •  […]
  • (iii) soit en gênant ou molestant d'autres personnes […]

[39] La décision de principe concernant cette infraction est l'arrêt R c Lohnes, [1992] 1 RCS 167, qui indique :

[… L]e tapage visé à l'al. 175(1)a) représente plus qu'un simple trouble émotif. Il doit y avoir une perturbation manifestée extérieurement de la paix publique au sens d'une entrave à l'utilisation ordinaire et habituelle des lieux par le public. L'entrave peut être mineure, mais elle doit avoir lieu. Il peut y avoir une preuve directe d'un tel effet ou d'une telle entrave, ou on peut en déduire l'existence de la preuve apportée par un agent de police sur le comportement d'une personne aux termes du par. 175(2). Le tapage peut consister en l'acte reproché lui‑même ou il peut constituer une conséquence de l'acte reproché. Conformément au principe de la légalité, le désordre doit avoir été raisonnablement prévisible dans les circonstances particulières du moment et du lieu.

[40] Dans sa déclaration, la gendarme Abboub affirme que les agents ont invité les membres du groupe à quitter l'hôtel immédiatement, sinon ils seraient mis en arrestation pour avoir troublé la paix, et elle ajoute ce qui suit dans son rapport :

[traduction]
[… Le gendarme Abboub] estimait qu'ils devaient mettre les deux parties en arrestation dès que possible pour contrôler la situation. À ce moment, la gendarme Abboub a informé Mme Lee qu'elle était en état d'arrestation pour entrave à un policier, en raison de son défaut de collaborer.

[41] À divers moments, la gendarme Abboub a donné quatre raisons différentes à l'arrestation, soit entrave (refus de collaborer), résistance à une arrestation, trouble de la paix et voies de fait sur un policier.

[42] Le rapport de police du gendarme Fortin indique :

[traduction]
Le gendarme Fortin a posé sa main gauche sur le dos de M. LEE pour tenter doucement de le faire avancer. M. LEE a alors ralenti et fait des commentaires que les policiers n'ont pas saisis. Le gendarme Fortin lui a demandé de cesser de résister et l'a avisé qu'il troublait maintenant la paix et était sous arrestation.

[43] Le désordre causé par la conduite de M. et Mme Lee est discutable. Mme Lee a certainement tenté d'empêcher M. [C.] de quitter la pièce; cependant, c'était pour apposer sa signature sur le sceau de la boîte de scrutin, et non pour se chamailler ou pour nuire autrement à l'utilisation des lieux par le public. Les cris et protestations de M. Lee étaient axés sur le vote, et ne constituaient pas une perturbation manifestée extérieurement de la paix publique.

[44] Le prochain extrait de la déclaration de la gendarme Abboub au SPNW signale que les membres présents ne contrôlaient pas pleinement la situation et n'étaient pas en mesure d'exprimer clairement les motifs de l'arrestation de M. et Mme Lee :

[traduction]
[…] Le gendarme Gibson est venu, et je lui ai dit essentiellement que, euh, elle était, elle, euh, était arrêtée pour entrave. C'est là qu'il l'a prise en charge, mais sans savoir pourquoi; il était simplement là pour m'aider. Alors il, nous l'avons menottée […] le gendarme Gibson l'a maîtrisée […] puis Mme Lee a essayé de se frayer un chemin jusqu'à son mari. J'ai alors pensé que, euh, elle, euh, tout d'abord, elle gênait notre travail parce qu'elle n'arrêtait pas, elle était (incompréhensible) elle me poussait. Elle ne collaborait donc pas à ce moment‑là […] J'ignorais ce qu'elle allait faire.

[45] Pour ajouter à la confusion, le gendarme Gibson écrit qu'il a informé Mme Lee qu'elle était en état d'arrestation pour voies de fait sur un policier. Questionné sur les détails de l'agression, le gendarme Porter a répondu qu'on lui avait dit :

[traduction]
[…] Un verre avait été lancé […] au gendarme Fortin, je crois […] ils l'avaient agressé et essayaient simplement de l'atteindre; ils ont dit qu'il y avait encore beaucoup de gens sur le palier de l'escalier; ils essayaient de faire sortir tout le monde. C'est tout simplement devenu une situation où quelque chose avait été lancé (incompréhensible) quelqu'un avait été cloué au sol et […] il avait donné des coups de pied, je crois […] je sais que l'enfant a mordu le gendarme Gibson […] Il m'a montré les marques de dents de l'enfant.

[46] Le rapport de police du gendarme Lee indique :

[traduction]
La gendarme Abboub a avisé le gendarme LEE de l'arrestation de Mme PARK pour voies de fait sur un policier. À 23 h 26, le gendarme LEE a arrêté Mme PARK, lui a fait part de ses droits et l'a mise en garde en coréen […] On a aussi demandé au gendarme LEE d'en faire autant avec M. LEE. À 23 h 31, le gendarme LEE a arrêté M. LEE, lui a lu ses droits et l'a mis en garde en coréen.

Il n'y a aucune mention de désordre pendant l'arrestation effectuée par le gendarme Lee, mais M. Lee avait été avisé qu'en plus d'être mis en arrestation pour voies de fait sur un policier, il était arrêté pour entrave.

[47] La Commission ne peut conclure à des motifs suffisants pour déterminer que M. ou Mme Lee avait agressé des membres. Les rapports des membres indiquent simplement que M. et Mme Lee n'avaient pas obéi lorsqu'on leur avait demandé de ne pas nuire à M. [C.], et qu'ils avaient été arrêtés parce qu'ils avaient résisté. Tout contact physique entre M. et Mme Lee et les membres qui auraient pu constituer des voies de fait, y compris l'interaction dans l'escalier, s'est produit après les arrestations et ne s'applique donc pas à la présente analyse.

[48] La conduite de M. et Mme Lee équivalait davantage à de la résistance aux efforts des membres pour les contrôler, qu'à des voies de fait contre les membres. Les éléments de résistance à leur arrestation seraient valables, s'il y avait au départ des motifs de procéder à leur arrestation.

[49] L'infraction d'entrave se trouve au paragraphe 129a) du Code criminel. Voici les trois éléments que la Couronne doit prouver : il y a entrave; le membre était un policier en fonction, et l'accusé a volontairement entravé ses fonctionsNote de bas de page 3.Au paragraphe 19 de la décision R c Lohidici, 2005 ABPC 171 (CanLII), le juge Dunnigan résume ces éléments et indique que la question de savoir si la conduite équivaut à une « entrave » en est une de faits à laquelle il faut répondre en tenant compte de toutes les circonstances en cause. Même s'il n'est pas nécessaire que les policiers soient totalement incapables d'exécuter leurs fonctions, « [traduction] les gestes insignifiants, momentanés ou transitoires de l'accusé, qui n'ont pas de conséquences ou n'exigent qu'un faible effort supplémentaire de la part du policier, ne suffisent pas à justifier une entraveNote de bas de page 4 ».

[50] L'examen de la jurisprudence en appel par la Commission révèle que l'actus reus de l'entrave exige davantage qu'une simple nuisance au policier dans l'exercice de ses fonctions. Dans l'affaire R c Hargrove, 1985 CarswellNB 3,par exemple, la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick, qui est une cour d'appel en matière de poursuites sommaires, a conclu que même si le travail du policier avait été gêné, il n'y avait pas matière à entrave. Ce point de vue ressort également d'observations récentes tirées de sources secondaires. Dans le numéro de septembre 2017 du Mack's Criminal Law Bulletin, l'auteur a fait un examen rigoureux de la jurisprudence moderne qui concerne l'infraction d'entrave, et conclu que « [traduction] il a été établi que l'entrave exige davantage qu'une simple complication du travail du policier […] ».

[51] Appliquant cette analyse aux faits, il est essentiel de déterminer si les gestes de M. et Mme Lee ont nui aux efforts des membres présents de façon plus qu'anodine. Mme Lee cherchait à apposer sa signature sur une boîte de scrutin, afin de s'assurer qu'elle ne soit pas manipulée. Même si la situation était chargée d'émotion, aucune activité criminelle n'était commise. M. Lee a tenté d'aider son épouse, à qui le gendarme Fortin avait ordonné de s'asseoir. L'application de la loi par les membres consistait à veiller à ce que la boîte de scrutin soit retirée de la pièce. M. Lee criait et hurlait à ce moment-là, mais, selon M. [C.] qui essayait de sortir la boîte de scrutin de la pièce, ni M. Lee ni personne d'autre ne l'ont empêché d'avancer.

[52] Dans ce contexte, les cris et hurlements de M. Lee peuvent avoir gêné les agents dans l'exercice de leurs fonctions, mais sans pour autant constituer l'actus reus de l'infraction d'entrave. La Commission reprend l'observation du juge Fradsham dans sa décision Whalen, à savoir :

[traduction]
[…] Je n'excuse pas un tel comportement malicieux, mais il faut le mettre en contexte. Pareilles erreurs momentanées sont fâcheuses, immatures, irresponsables et suscitent une kyrielle d'autres qualificatifs peu flatteurs, mais elles ne sont pas criminelles […] On ne peut criminaliser une activité qui exige un petit effort transitoire supplémentaire de la part d'un agent de la paixNote de bas de page 5.

[53] Dans le même ordre d'idées, même si la Commission n'excuse pas la conduite de M. et Mme Lee, elle conclut que les membres n'ont pas exposé les motifs légitimes de leur arrestation. Faute d'avoir exposé les motifs de l'arrestation, tout recours à la force était nécessairement injustifié.

[54] La Commission souligne que l'article 31 du Code criminel confère aux policiers le pouvoir de procéder à une arrestation pour violation de la paix. Cet article ne crée pas une infraction, mais confère un pouvoir d'arrestation préventive dans des situations telles qu'une activité publique. Même si un policier n'est pas témoin de la violation initiale de la paix, il peut légalement procéder à une arrestation si celle-ci lui est signalée. Les renseignements donnés aux membres, selon lesquels M. Lee était agressif envers Mme [J.], et la conduite de M. et Mme Lee à l'endroit de M. [C.] auraient pu être gérés plus efficacement par une arrestation fondée sur une violation appréhendée de la paix. Ainsi, ils auraient pu détenir M. et Mme Lee jusqu'à ce que la boîte de scrutin soit retirée de la pièce, puis les libérer sans conséquences juridiques.

Escorte de prisonniers dans un escalier

[55] Une fois les arrestations effectuées, les membres ont décidé d'escorter M. et Mme Lee à l'extérieur de l'édifice en passant par l'escalier, plutôt que par l'ascenseur. Si on se fie aux déclarations et aux rapports des membres, il est difficile de dire pourquoi M. et Mme Lee n'ont pas été escortés à la sortie en empruntant l'ascenseur, plutôt que l'escalier. Les membres connaissaient l'existence d'un ascenseur à proximité, puisqu'ils l'ont pris pour se rendre à l'étage où le vote avait lieu.

[56] Bien des témoins ont affirmé dans leurs déclarations qu'ils avaient pris ce même ascenseur pour quitter l'hôtel, étant donné la foule qui s'était réunie autour de l'escalier. Non seulement les policiers auraient eu une meilleure maîtrise pour menotter M. et Mme Lee, mais ils auraient aussi évité les dangers de la descente de l'escalier avec des personnes récalcitrantes, entourés de gens solidaires à M. et Mme Lee. Les policiers connaissaient ce danger inhérent au déplacement de personnes récalcitrantes et menottées dans un escalier, comme le révèle la déclaration du gendarme Gibson au SPNW, dans laquelle il reconnaît avoir appris dans sa formation de policier que les escaliers sont des endroits fondamentalement dangereux.

[57] Dans le cadre de son enquête, la Commission a demandé à la GRC de fournir ses politiques et sa formation nationales et celles de la Division « E » sur l'escorte d'une personne en état d'arrestation dans un escalier. La GRC a répondu qu'aucune politique n'expose les procédures à suivre pour escorter une personne arrêtée dans un escalier, et que les éléments tactiques à considérer par les policiers sont largement expliqués dans son Modèle d'intervention pour la gestion d'incidents. D'autres pièces de correspondance de la GRC indiquaient ce qui suit :

[traduction]

  • Il ne semble pas y avoir de plan de cours précis sur l'escorte de prisonniers dans un escalier. Les deux sujets sont traités séparément. Les escaliers sont couverts par la formation au DRAI et le CISPP qui, à l'aide du même plan de cours, indiquent la façon de procéder. La Division Dépôt aborde aussi le sujet dans les méthodes d'établissement des risques faibles à modérés. L'escorte des prisonniers est étudiée au bloc horaire 6-7 de la Division Dépôt, et porte surtout sur le contrôle. Quant aux AI, il est surtout question de leur utilisation dans l'environnement global (bordures, eau, etc.), mais non précisément dans un escalier.
  • Les escaliers s'inscrivent aussi dans l'évaluation générale du risque, car ils sont à la fois des éléments tactiques à considérer et un facteur conjoncturel qui peut influencer à la hausse l'évaluation du risque d'un membre, selon sa contribution à l'ensemble de la situation.

Le Modèle d'intervention pour la gestion d'incidents évoqué plus tôt :

[... R]eprésente le processus par lequel un agent effectue l'évaluation, planifie et intervient lors de situations qui menacent sa sécurité et celle du public. Le processus d'évaluation commence au centre du graphique avec les éléments de la situation auxquels est confronté l'agent. La prochaine étape consiste à examiner le comportement du sujet et les perceptions et les considérations tactiques de l'agent. Les éléments de la situation et le comportement du sujet ont de l'incidence sur les options d'intervention que peut choisir l'agent […]. L'agent évalue les risques en fonction de toutes les circonstances entourant la situation, ce qui lui permet de déterminer l'option d'intervention qui convient. Selon la situation et à la lumière de son évaluation de ces cercles intérieurs, l'agent choisit une des options d'intervention contenues dans le cercle extérieur du modèle. Après que l'agent a choisi une option d'intervention, il doit poursuivre son évaluation des risques pour déterminer si ses actions sont appropriées ou efficaces, ou s'il devrait adopter une nouvelle stratégie. Il importe également de prendre en compte le fait que ces incidents évoluent rapidement et sont souvent tendus et incertains. En conséquence, il n'est pas rare que l'agent doive prendre des décisions rapides. Il faut voir l'ensemble du processus comme étant dynamique et en évolution constante jusqu'à ce que l'incident soit maîtrisé [...]

[58] Selon la Commission, le choix d'escorter M. et Mme Lee en empruntant l'escalier a augmenté le risque de violence ou de blessure. Quoi qu'il en soit, la Commission reconnaît qu'elle a l'avantage du recul et n'est pas nécessairement pleinement informée des perceptions de chacun des membres concernés de la GRC. C'est pourquoi la Commission recommande que les gendarmes Abboub et Fortin discutent de la situation avec un expert de la GRC en recours à la force, dans le but de mieux comprendre les solutions tactiques et les risques pour la sécurité, et ainsi de réduire le risque dans leurs futures interventions.

Conclusions

  • 2) Les gendarmes Abboub et Fortin n'ont pas convenablement exercé le pouvoir de procéder aux arrestations, rendant ainsi ces arrestations injustifiées.
  • 3) Puisque les arrestations étaient injustifiées, la force utilisée pour procéder aux arrestations était nécessairement injustifiée.
  • 4) Il était déraisonnable, dans les circonstances, d'escorter M. et Mme Lee en empruntant l'escalier plutôt que l'ascenseur.

Recommandations

  • 2) Que soit rappelée aux gendarmes Abboub et Fortin l'importance de formuler clairement les motifs des arrestations.
  • 3) Qu'un expert en recours à la force communique des directives opérationnelles aux gendarmes Abboub et Fortin, en ce qui concerne l'intervention en cause et la décision de sortir par l'escalier.

Problèmes concernant la petite-fille

[59] Une des images les plus saisissantes et dérangeantes qu'on aperçoit sur les vidéos des téléphones cellulaires est celle de la petite-fille de M. et Mme Lee qui vient au secours de ses grands-parents, tandis que les policiers les emmènent. La petite-fille s'est retrouvée dans une situation terrifiante et pénible, et elle y a réagi en frappant les policiers avec ses pieds et ses mains, et en mordant le gendarme Gibson à la main.

[60] Tout au long de l'incident, M. et Mme Lee se sont inquiétés du bien-être de leur petite-fille, comme plusieurs autres personnes présentes au moment de l'arrestation. Dans sa lettre rédigée à la main, Mme Lee a déclaré ce qui suit : « [traduction] Les policiers sont responsables de protéger les gens et leurs biens, et non de battre une personne âgée et sa petite-fille de 5 ans ». Bien qu'elle laisse entendre que sa petite-fille a été agressée par un des membres pendant l'arrestation, l'examen par la Commission des vidéos sur téléphone cellulaire et des déclarations des policiers et d'autres témoins ne corrobore pas les allégations de Mme Lee. En fait, la Commission estime que les membres ont traité avec patience et professionnalisme la petite-fille qui tentait de les empêcher d'emmener sa grand-mère.

[61] Dans sa déclaration écrite sommaire, Mme Lee indique qu'elle a plus tard appris que sa petite-fille avait été placée à l'extérieur des portes de l'hôtel et laissée seule, jusqu'à ce qu'un résident la trouve et la protège.

[62] Même si la Commission n'a conclu à aucune inconduite de la part des membres à l'égard de la petite-fille pendant que celle-ci nuisait aux arrestations, la Commission s'inquiète du fait qu'aucune stratégie efficace n'a été établie pour veiller à ce que la petite-fille soit adéquatement prise en charge après le départ de M. et Mme Lee vers l'hôpital en ambulance.

[63] Dans le cadre de son enquête, la Commission a demandé à la GRC de lui fournir toutes ses politiques nationales et celles de la Division « E » concernant les obligations des policiers à l'égard de la sécurité et du bien-être des jeunes enfants dont les parents ayant la garde ou les tuteurs sont mis en arrestation. La GRC a répondu qu'aucune politique ne porte sur les procédures à suivre par les policiers pour assurer la sécurité et le bien-être d'un enfant pendant l'arrestation d'un parent ou d'un tuteur, mais que la sécurité et le bien-être d'un enfant sont toujours prioritaires dans toute enquête.

[64] L'enquête de la Commission a permis de déterminer que les membres avaient demandé de l'aide pour empêcher la petite-fille de nuire à l'arrestation, et le gendarme Fortin est vu avec la petite-fille à l'extérieur de l'hôtel. Cependant, après leur départ en ambulance, M. et Mme Lee n'ont eu aucun contact avec la petite-fille. Sauf une courte note du gendarme Fortin, les rapports opérationnels des policiers ne mentionnent aucune mesure prise pour veiller à ce que la petite-fille soit ramenée chez elle en sécurité.

[65] La déclaration de la gendarme Abboub à l'enquêteur du SPNW révèle que, pendant l'arrestation, on se préoccupait de la petite-fille; la gendarme Abboub a déclaré : « [traduction] [N]ous leur avons demandé : "Est-ce qu'il y a quelqu'un qui peut prendre soin d'elle? Où sont ses parents?" Personne n'a répondu; ils continuaient tout simplement de nous filmer. » Le rapport de police du gendarme Fortin indique tout simplement que « [traduction] le gendarme Fortin est retourné à l'intérieur pour aider le gendarme Gibson, qui s'occupait de Kapsu LEE et de sa petite-fille qui hurlait. Le gendarme Fortin a pris la petite fille dans ses bras et l'a amenée à l'extérieur, de sorte que nous puissions faire sortir les gens, comme nous l'avions demandé au départ. »

[66] Il n'y a pas là suffisamment de détails pour convaincre la Commission que toutes les mesures nécessaires ont été prises pour garantir le bien-être de la petite-fille. La Commission ne dispose d'aucun renseignement qui puisse lui apprendre comment ou pourquoi [K. S.] a assumé la garde de la fillette ou si la GRC a tenté de communiquer avec les parents de l'enfant.

[67] La Child, Family and Community Service Act (CFCSA) de la Colombie‑Britannique est la loi provinciale qui veille au bien-être des enfants. Son article 13 traite du moment où une protection s'impose, et prévoit à l'alinéa (1)k) qu'un enfant a besoin de protection dans les circonstances suivantes : l'enfant a été abandonné et aucune disposition adéquate n'a été prise pour qu'une autre personne en assume la responsabilité.

[68] Même si la loi provinciale ne précise pas le mot « abandonné », le Dictionary of Canadian Law (Dukelow, Daphne 3e édition) le définit ainsi : « traiter un enfant d'une façon pouvant l'exposer à des dangers contre lesquels il n'est pas protégé. » Cette définition figure également à l'article 214 du Code criminel. La petite-fille de M. et Mme Lee avait été « abandonnée », puisque les deux personnes qui en avaient alors la principale responsabilité avaient été arrêtées et étaient détenues par les policiers; elle était donc exposée à des dangers contre lesquels elle n'était pas protégée. Rien, dans les documents soumis à la Commission, n'indique que des mesures adéquates ont été prises concernant l'enfant.

[69] Le paragraphe 25(1) de la CFCSA prévoit en outre, sous le titre des enfants laissés sans surveillance, que « [traduction] si un enfant est laissé sans surveillance adéquate […] un administrateur peut prendre l'une ou l'autre des mesures suivantes : a) emmener l'enfant dans un endroit sécuritaire et confier l'enfant à une personne pendant jusqu'à 72 heures; b) demeurer sur les lieux. »

[70] Les renseignements pertinents révèlent qu'aucune mesure documentée n'a été prise pour assurer une surveillance adéquate ou pour communiquer avec l'administrateur désigné par la loi ou avec le bureau concerné des services de protection de l'enfance. Les documents pertinents signalent que des personnes, dont les membres eux-mêmes, se préoccupaient de la fillette; toutefois, la Commission ne peut conclure, à la lecture des documents dont elle dispose, que son bien-être a été assuré de façon raisonnable.

[71] Dans cette affaire, cette question est particulièrement préoccupante, compte tenu de la détresse psychologique de la petite-fille qui voyait ses grands-parents mis en arrestation dans le brouhaha et la confrontation, et qui ne pouvait compter sur l'aide ou l'encadrement de ses parents ou d'autres membres identifiables de sa famille. La Commission a demandé à la GRC de produire ses politiques qui traitent de ce genre de situations. Les politiques concernant les enfants se trouvent en majeure partie dans les protocoles sur la violence familiale, et ne s'appliquent pas aux présentes circonstances. La Commission a conclu que ce n'était pas suffisant pour empêcher d'autres incidents de cette nature de se produire, et recommande à la GRC de revoir ses politiques qui traitent d'incidents au cours desquels des enfants risquent d'être laissés sans surveillance et auxquels la politique sur la violence familiale ne s'applique pas.

Conclusions

  • 5) Les gendarmes Abboub, Fortin et Gibson n'ont pas documenté la prise de mesures raisonnables pour garantir le bien-être de la petite-fille de M. et Mme Lee.
  • 6) La politique de la GRC sur le bien-être des enfants dont les parents ou les gardiens sont arrêtés ne fournit pas de directives utiles dans ce cas-ci.

Recommandations

  • 4) Que les gendarmes Abboub, Fortin et Gibson reçoivent des directives opérationnelles sur l'importance de garantir le bien-être des enfants après l'arrestation de leurs gardiens.
  • 5) Que la GRC revoit ses politiques relatives au bien-être des enfants dont les parents ou les gardiens sont mis en arrestation ou autrement indisponibles.

Téléphone cellulaire

[72] Après examen du rapport opérationnel du gendarme Fortin, des déclarations de plusieurs témoins et des vidéos sur téléphone cellulaire, l'enquête de la Commission a révélé que le gendarme Fortin s'était emparé du téléphone cellulaire de Mme [Y.] pendant qu'elle prenait des photos à l'aide de l'appareil. Mme [Y.] a déclaré que, dans le hall, elle essayait de photographier le gendarme Fortin qui emmenait M. Lee à l'extérieur de l'hôtel. Mme [Y.] se trouvait à côté du gendarme Fortin lorsque ce dernier l'a avisée de ne pas prendre de photos à moins de vouloir se faire arrêter.

[73] Mme [Y.] a indiqué qu'elle était très près du gendarme Fortin; il lui a pris le téléphone des mains et l'a projeté dans la pièce. Lorsque le téléphone a frappé le sol, il s'est brisé en plusieurs morceaux et n'a pas bien fonctionné depuis.

[74] Dans son rapport, le gendarme Fortin indique qu'il a saisi le téléphone cellulaire parce qu'il escortait M. Lee à l'extérieur de l'hôtel et que Mme [Y.] ne voulait pas le laisser passer. Le gendarme Fortin a écrit :

[traduction]
Un groupe de gens qui filmaient la scène bloquait la sortie des policiers de l'hôtel, et on leur a ordonné de libérer le passage […] Sur le chemin de la sortie, une des personnes qui filmait avec son téléphone cellulaire se tenait très près, et le policier a dû lâcher M. LEE puis s'emparer du téléphone cellulaire de la femme et le lancer, de sorte qu'elle laisse la voie libre aux policiers.

[75] Le rapport du gendarme Fortin ne précise aucun pouvoir légal lui permettant de saisir le téléphone cellulaire et de le jeter au sol. La Commission a donné au gendarme Fortin l'occasion de préciser le pouvoir légal et le fondement factuel lui ayant permis de saisir le téléphone cellulaire de Mme [Y.]. Le gendarme Fortin a refusé de produire une réponse écrite à l'entrevue.

[76] La Commission est incapable de déterminer pourquoi le gendarme Fortin s'est emparé du téléphone cellulaire de Mme [Y.] et l'a jeté au sol, ce qui a endommagé l'appareil. Il ne semble pas y avoir de lien rationnel entre la prise du téléphone cellulaire et le fait que Mme [Y.] bloquait le passage.

[77] La Commission reconnaît qu'il peut être frustrant pour les policiers de se faire filmer lorsqu'ils exercent leurs fonctions dans des situations stressantes ou difficiles. Toutefois, leur formation et leur expérience exigent l'exercice professionnel de toutes leurs fonctions, conformément à la Charte canadienne des droits et libertés et aux dispositions législatives.

[78] Il convient de signaler que les gestes du gendarme Fortin ne peuvent s'expliquer par le fait que Mme [Y.] entravait le travail des policiers. Au paragraphe 14 de la décision R c McFadden, 2016 NWTTC 15, une affaire dans laquelle une personne essayait également de photographier les policiers pendant qu'ils s'acquittaient de leurs fonctions, la Cour a conclu ce qui suit :

[traduction]
Si un agent de la paix agit dans l'exercice de ses fonctions, il est clair qu'un acte par lequel l'accusé empêche l'agent de la paix de s'acquitter de ses fonctions constitue une entrave. À l'autre extrémité du spectre, certains gestes ont peu d'effet sur le travail de l'agent de la paix, si ce n'est que de forcer l'agent à s'arrêter momentanément. Manifestement, ces gestes ne répondent pas aux critères […] Où, sur ce spectre, les gestes d'un accusé équivalent-ils à une entrave? [Souligné dans l'original]

La Cour a ensuite évoqué la mens rea, ou l'intention en tant qu'élément de l'infraction, et signalé :

[traduction]
Le Code criminel ne criminalise pas les gestes innocents, peu importe leurs conséquences. Une personne qui photographie un policier agissant dans l'exercice de ses fonctions, sans autre intention que de saisir le moment sur support électronique, n'est pas coupable. Tel est le cas, même si la prise de photos complique d'une certaine façon l'exercice de ses fonctions par le policier.

[79] Dans l'affaire R c Yussuf, [2014] OJ no 1487, la Cour a signalé que la simple juxtaposition des mots « délibérée » et « entrave » est instructive. L'entrave délibérée implique que l'accusé avait l'intention de rendre plus difficile l'exécution de ses fonctions par le policier. Ainsi, l'accusé agirait de façon téméraire en sachant bien que ses gestes feraient probablement entrave.

[80] Rien n'indique que Mme [Y.] entendait compliquer le travail du gendarme Fortin. Elle a expliqué qu'elle voulait prendre une photo. Mme [Y.] était en droit d'utiliser son téléphone cellulaire pour enregistrer comme bon lui semblait. La Commission n'a trouvé aucun fondement juridique permettant au gendarme Fortin de saisir le téléphone cellulaire de Mme [Y.] et de le projeter. Il est également important de constater que la force de projection a endommagé le téléphone cellulaire.

Conclusion

  • 7) Le gendarme Fortin n'avait pas le pouvoir légal de prendre et d'endommager le téléphone cellulaire avec lequel Mme [Y.] prenait des photos.

Recommandations

  • 6) Que la GRC s'excuse auprès de Mme [Y.], au nom du gendarme Fortin, pour la projection au sol de son téléphone cellulaire.
  • 7 Que la GRC offre à Mme [Y.] le remboursement des dommages causés à son téléphone cellulaire.
  • 8) Que le gendarme Fortin reçoive des directives opérationnelles sur le traitement qu'il a réservé au téléphone cellulaire de Mme [Y.].

Décision

[81] La Commission dépose son rapport d'enquête d'intérêt public conformément au paragraphe 45.76(1) de la Loi sur la GRC.

La présidente
Michelaine Lahaie

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