Rapport intérimaire de la Commission suivant une plainte déposée par la présidente et enquête d’intérêt public concernant la conduite de membres de la GRC durant une interaction à Kinngait, au Nunavut, le 1er juin 2020

en vertu du paragraphe 45.76(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada

Plaignante :
Présidente de la Commission civile d'examen et de traitement des plaintes relatives à la Gendarmerie royale du Canada

Table des matières

Introduction

Processus

Contexte

Analyse

Conclusion

ᓄᓇᕗᑦ ᒐᕙᒪᒃᑯᑦ ᑭᐅᔾᔪᑎᖓ ᑭᖑᓪᓕᖅᐹᖅᓯᐅᑎᒧᑦ ᐅᓂᒃᑳᓕᐊᒧᑦ (Réponse du gouvernement du Nunavut au rapport final [PDF]

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Introduction

[1] En juin 2020, la Commission a examiné un enregistrement vidéo montrant un véhicule de la GRC qui se dirigeait vers un homme. L'enregistrement vidéo montre ensuite la portière du côté conducteur du véhicule s'ouvrir et heurter l'homme, le faisant tomber au sol. Ensuite, plusieurs membres de la GRC, dont le membre qui conduisait le véhicule, ont recours à la force pour arrêter l'homme.

[2] La Commission a reçu des renseignements supplémentaires selon lesquels l'homme, après avoir été logé dans une cellule du détachement de la GRC, y aurait été agressé par un autre détenu. L'homme a alors subi des blessures et a dû être transporté par avion à Iqaluit pour y être soigné.

[3] Le 18 août 2020, la présidente de la Commission civile d'examen et de traitement des plaintes relatives à la Gendarmerie royale du Canada (« la Commission ») a déposé une plainte concernant la conduite de membres de la GRC mêlés à un incident survenu à Kinngait (auparavant connu sous le nom de Cape Dorset), au Nunavut, dans la soirée du 1er juin 2020. En vertu du paragraphe 45.66(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada (« Loi sur la GRC »), la Commission a fait enquête à l'égard de cette plainte déposée par la présidente.

[4] Au terme de l'enquête, la Commission a conclu que les membres de la GRC avaient des motifs raisonnables d'arrêter l'homme et que la force utilisée pour procéder à son arrestation était raisonnable. Par contre, la Commission a conclu qu'il était dangereux et déraisonnable de conduire le véhicule de la GRC à une telle proximité de l'homme, bien que les preuves aient révélé que les membres de la GRC n'avaient pas l'intention de le frapper avec la portière du véhicule.

[5] La Commission a tiré un certain nombre de conclusions concernant les conditions de détention dans les cellules de la GRC, y compris au sujet du manque d'espace pour les détenus, cela ayant créé un environnement dangereux qui a ultimement donné lieu aux voies de fait dont l'homme a été victime dans sa cellule. La Commission a également relevé un certain nombre de lacunes dans l'état physique des installations du détachement de Kinngait, cela ayant créé des risques pour la santé et la sécurité des détenus et du personnel de la GRC.

[6] La Commission a également tiré des conclusions concernant le manque important de ressources du détachement de Kinngait qui a été observé dans ce dossier. L'enquête a notamment relevé une dotation en personnel manifestement insuffisante, des difficultés à accéder à des soins médicaux en temps opportun, des installations et des fournitures inadéquates, et une formation insuffisante. La Commission a conclu que ce manque de ressources était un facteur qui expliquait la majeure partie de ce qui est arrivé à l'homme lors de l'incident. La Commission a également conclu que ce manque de ressources atteint une telle ampleur qu'il soulève d'importantes préoccupations quant au risque de discrimination systémique. Toutefois, la Commission n'a trouvé aucune preuve pouvant indiquer que les membres individuels de la GRC impliqués dans cette affaire ont eu un comportement discriminatoire.

[7] La Commission a formulé plusieurs recommandations visant à régler les enjeux cernés, y compris la recommandation que les membres de la GRC concernés reçoivent une orientation opérationnelle et de la formation, ainsi que diverses mesures pour régler l'état physique des installations du détachement et les problèmes systémiques cernés.

Processus

Autres enquêtes

[8] Plusieurs autres enquêtes ont été entreprises sur le sujet dont il est question dans le présent rapport. Chacune de ces enquêtes avait un mandat différent et portait sur différents aspects des incidents. 

[9] La Division « V » de la GRC (Nunavut) et le gouvernement du Nunavut ont conclu un protocole d'ententeNote de bas de page 1 avec le Service de police d'Ottawa (SPO) afin que le SPO mène des enquêtes externes indépendantes à l'égard d'incidents graves impliquant des membres de la GRC. Le 3 juin 2020, la GRC a communiqué avec le SPONote de bas de page 2, et ce dernier a confirmé qu'il procéderait à une [traduction] « enquête externe indépendante » sur l'incident du 1er juin 2020 à Kinngait. Le 4 juin 2020, deux agents du SPO se sont vu confier cette enquête.

[10] L'enquête du SPO avait pour mandat de déterminer si des accusations criminelles ou autres devaient être portées contre le gendarme Michael (Dan) Keeling (le conducteur du véhicule de police ayant heurté l'homme) et les autres membres de la GRC impliqués dans l'incident. La portée de cette enquête comprenait l'incident impliquant la portière du véhicule de police, ainsi que l'arrestation et le transport de l'homme jusqu'à son arrivée dans la cellule du détachement de la GRC. 

[11] Le 20 juillet 2020, les enquêteurs du SPO ont présenté un rapport dans lequel ils concluaient qu'aucune accusation criminelle ou autre ne devrait être portée contre le gendarme Keeling ou les autres membres de la GRC. Le Bureau du procureur de la Couronne à Whitehorse, ayant examiné le dossier, a également indiqué ne voir aucune raison de porter des accusations.

[12] Simultanément, la GRC avait entrepris une enquête en vertu du code de déontologie concernant les agissements du gendarme Keeling. Cette enquête a été menée conformément aux règles et règlements du processus disciplinaire interne de la GRC. L'allégation visée par cette enquête était que le gendarme Keeling avait contrevenu au code de déontologie de la GRC, en ce sens qu'il avait utilisé un niveau de force supérieur à ce qui était raisonnable dans les circonstances en heurtant l'homme avec la portière d'un véhicule de police.

[13] Un rapport d'enquête daté du 1er mars 2021 a été soumis à la surintendante principale Amanda Jones, commandante de la Division « V ». Après avoir examiné le rapport, la surintendante principale Jones a modifié l'allégation contre le gendarme Keeling. La nouvelle allégation était que le gendarme Keeling avait contrevenu au code de déontologie de la GRC en conduisant un véhicule de police de façon imprudente.

[14] Une rencontre disciplinaire liée au code de déontologie (procédure) a eu lieu le 16 avril 2021. Au terme de cette rencontre, la surintendante principale Jones a conclu que l'allégation contre le gendarme Keeling n'était pas fondée et que, par conséquent, aucune mesure disciplinaire ne serait prise. Toutefois, la surintendante principale Jones a tiré certaines conclusions négatives concernant certains aspects des actions du gendarme Keeling, et a ordonné que l'on prenne des mesures d'amélioration du rendement.

[15] De plus, le 15 juin 2020, le surintendant Peter Kirchberger, officier responsable des enquêtes criminelles de la Division « V », a ordonné qu'un agent indépendant effectue l'examen de certaines questions liées au bloc cellulaire du détachement de Cape Dorset (Kinngait). Plus précisément, l'examen devait porter sur le traitement et la gestion des prisonniers au bloc cellulaire du détachement de Kinngait. De plus, l'examen devait englober tous les aspects liés au traitement des prisonniers dans la nuit du 1er juin 2020 au 2 juin 2020. L'examen devait également formuler des recommandations, notamment concernant les politiques, les procédures, la formation, la sécurité des agents, l'équipement, les ressources et l'infrastructure.

[16] L'examen par un agent indépendant a été mené par un officier supérieur de la GRC de la Division « G » (Territoires du Nord-Ouest). Un rapport préliminaire a été rédigé le 15 juillet 2020 et le rapport final a été publié le 16 octobre 2020. De nombreuses conclusions et recommandations ont été formulées. Les Enquêtes criminelles de la Division « V » de la GRC ont ensuite répondu aux recommandations.

[17] Parmi les recommandations du rapport final de l'examen par un agent indépendant, on recommandait qu'un expert en recours à la force examine deux segments précis des enregistrements vidéo en circuit fermé du bloc cellulaire du détachement de Kinngait. Dans le premier segment, on voit des membres de la GRC qui amènent l'homme lié à l'incident avec le véhicule de police dans une cellule et effectuent une fouille. Dans le deuxième segment, on voit des membres de la GRC faire sortir un autre homme de la cellule et le placer dans une chaise de contention.Note de bas de page 3

[18] L'expert en la matière a examiné les enregistrements et a publié un rapport daté du 7 décembre 2021. Il n'a relevé aucune faute quant au recours à la force observé dans les enregistrements.

Réalisation de l'enquête d'intérêt public à l'égard de la plainte déposée par la présidente de la Commission

[19] La Commission est un organisme indépendant qui examine de façon impartiale les plaintes du public relatives à la conduite des membres de la GRC. Elle ne fait pas partie de la GRC.

[20] Au titre de ce qu'exige le paragraphe 45.59(1) de la Loi sur la GRC, la présidente de la Commission était convaincue qu'il existait des motifs raisonnables d'enquêter sur la conduite, dans le cadre de cet incident, des membres de la GRC ou d'autres personnes nommées ou employées sous le régime de la partie I de la Loi sur la GRC.

[21] Par conséquent, la présidente de la Commission a déposé la plainte en question et a lancé une enquête d'intérêt public le 18 août 2020. Le mandat de cette enquête prévoyait plus particulièrement qu'elle avait pour objectif :

  • - d'examiner les circonstances qui ont mené à l'incident;
  • - de déterminer si le comportement du membre de la GRC qui conduisait le véhicule était raisonnable dans les circonstances;
  • - de déterminer si l'arrestation de l'homme était une mesure raisonnable dans les circonstances;
  • - de déterminer si le recours à la force par les membres de la GRC durant l'arrestation de l'homme était raisonnable dans les circonstances;
  • - de déterminer si l'homme avait besoin de soins médicaux et s'il a reçu des soins adéquats après le premier incident;
  • - d'examiner les circonstances de l'agression qui aurait été commise alors que l'homme était sous garde et de déterminer si les mesures raisonnables ont été prises pour assurer sa sécurité et si les conditions de détention dans la cellule étaient adéquates;
  • - de déterminer s'il a reçu des soins médicaux adéquats après l'incident survenu dans la cellule;
  • - d'examiner les actions prises par la GRC en réponse à cette affaire;
  • - de déterminer si des préjugés raciaux ou la discrimination ont joué un rôle dans l'arrestation de l'homme et dans la façon dont il a été traité par la suite.

[22] Les membres suivants de la GRC ont été avisés qu'ils faisaient l'objet de cette plainte et de cette enquête d'intérêt public :

  • - le gendarme Michael (Dan) Keeling;
  • - le gendarme Philippe Cholette;
  • - le gendarme Cameron Smith;
  • - la gendarme Kristy Sturge;
  • - le sergent Darrell Gill.

[23] Le gendarme Matthew Ferguson a par la suite été identifié comme membre témoin.

[24] La Commission a présenté de nombreuses demandes à la GRC pour obtenir des documents pertinents. Ces documents ont été examinés et analysés dès leur réception, et des demandes supplémentaires ont été présentées à la GRC au cours de l'enquête. De façon générale, la GRC a répondu de façon rapide et exhaustive aux demandes de communication d'information de la Commission.

[25] La Commission a également communiqué avec l'homme de 22 ans qui a été impliqué dans l'incident en question. Pour des raisons de confidentialité, cet homme sera désigné par les initiales génériques « A. B » dans le présent rapport. Les communications avec A. B. ont été effectuées par l'entremise d'un conseiller juridique qui agissait en son nom.

[26] La Commission a également cherché à identifier et à joindre d'autres témoins pertinents, ainsi qu'à obtenir des renseignements pertinents de diverses sources. Le personnel de la Commission a analysé une quantité importante de documents, de photographies et d'enregistrements vidéo et audio. Les documents pertinents obtenus de la GRC, combinés aux éléments de preuve recueillis par la Commission, représentaient environ 146 gigaoctets de données électroniques (environ 8 850 fichiers électroniques distincts).

[27] La pandémie de COVID-19, notamment les restrictions de déplacement s'appliquant au territoire du Nunavut, a eu une incidence sur certains aspects de l'enquête; par exemple, les entrevues ont été menées par vidéoconférence.

[28] Le paragraphe 45.39(1) de la Loi sur la GRC stipule ce qui suit :

Sous réserve des articles 45.4 et 45.42, la Commission a un droit d'accès aux renseignements qui relèvent de la Gendarmerie ou qui sont en sa possession et qu'elle considère comme pertinents à l'égard de l'exercice des pouvoirs et fonctions que lui attribuent les parties VI et VII.

[29] Comme susmentionné, le SPO a mené une enquête criminelle sur l'incident et a soumis son rapport à la GRC. Lorsque la Commission a demandé à la GRC de lui communiquer ce rapport, la GRC a indiqué que la demande pour obtenir ce rapport et le dossier d'enquête connexe devait être présentée au SPO et non à la GRC. Cette position surprenante a été adoptée malgré le fait que la GRC était en possession du rapport et que celui-ci était pertinent pour l'exercice des fonctions de la Commission.

[30] Pour éviter de voir son enquête retardée, la Commission a donc communiqué avec le SPO, lui délivrant une sommation en vertu du paragraphe 45.65(1) de la Loi sur la GRC afin d'obtenir le rapport d'enquête du SPO ainsi que le dossier d'enquête complet. Le SPO a fourni son entière coopération, faisant rapidement parvenir les documents demandés à la Commission.

[31] Les enquêteurs de la Commission ont mené des entrevues avec diverses personnes, y compris A. B., le gardien qui était en service au détachement de la GRC la nuit en question, et trois infirmières qui ont participé à l'évaluation de l'état de santé d'A. B. La personne qui a réalisé l'enregistrement vidéo de l'arrestation d'A. B. a refusé d'être interrogée par les enquêteurs de la Commission. 

[32] En juin 2021, la Commission a envoyé des demandes d'entrevue aux membres de la GRC visés. Le gendarme Keeling a fourni à la Commission une déclaration écrite qu'il avait préparée le 17 juin 2020 dans le cadre de l'enquête du SPO. Il a refusé d'être interrogé, mais il a déclaré qu'il était disposé à répondre aux questions de suivi que la Commission pourrait avoir après avoir examiné sa déclaration écrite. La Commission lui a par la suite envoyé des questions de suivi, et le conseiller juridique du gendarme Keeling a fourni des réponses écrites en son nom.

[33] Le gendarme Cholette, le gendarme Smith, la gendarme Sturge et le sergent Gill avaient initialement indiqué être prêts à accorder des entrevues. L'enquêteur principal de la Commission a donc communiqué avec ces derniers pour connaître leurs disponibilités et planifier les entrevues. Toutefois, le 9 juin 2021, la Commission a reçu un message de Tim Pettit, un représentant de la Fédération de la police nationale (FPN)Note de bas de page 4 qui prêtait assistance au gendarme Smith. M. Pettit a déclaré qu'au lieu d'une entrevue, le gendarme Smith fournirait des réponses écrites aux questions de la Commission. Le 10 juin 2021, le sergent Gill a informé la Commission qu'il n'accorderait pas d'entrevue, mais qu'il fournirait une déclaration écrite en temps et lieu. Le même jour, la gendarme Sturge a écrit pour informer la Commission qu'elle avait communiqué avec un représentant de la FPN et qu'elle [traduction] « attendait de plus amples directives, etc., concernant ce processus ». À cette même date, le gendarme Cholette a aussi indiqué qu'il voulait consulter son représentant de la FPN avant de s'engager à fixer la date d'une entrevue. Quatre jours plus tard, le gendarme Cholette a informé la Commission qu'il fournirait plutôt une déclaration écrite au lieu d'une entrevue.

[34] Ayant examiné les demandes des membres de la GRC et du représentant de la FPN, la Commission a déterminé que, dans les circonstances particulières de l'affaire, l'obtention d'une déclaration écrite, accompagnée de réponses à d'éventuelles questions de suivi par écrit, serait suffisante pour permettre à la Commission d'obtenir les renseignements nécessaires à son enquête. Le 28 octobre 2021, la Commission a demandé aux membres de la GRC de fournir tous les renseignements pertinents sur leurs actions ainsi que leurs observations concernant l'interaction entre la GRC et A. B. au cours de la période en question. Cela devait comprendre, le cas échéant, les actions et les observations des membres de la GRC aux étapes suivantes :

  1. Les événements qui ont mené à l'arrestation d'A. B;
  2. L'arrestation en soi, y compris (le cas échéant) une explication des motifs de l'arrestation et de tout recours à la force;
  3. Le traitement et la détention d'A. B. qui s'en sont suivis au détachement, y compris l'interaction d'A. B. avec un autre détenu qui lui a infligé des blessures, et les conséquences de cet incident, y compris les soins médicaux offerts ou fournis;
  4. La mise en liberté d'A. B.

[35] La Commission avait demandé aux membres de la GRC de fournir leurs déclarations écrites au plus tard le 15 novembre 2021.

[36] Les membres de la GRC n'ont pas répondu à cette demande. Alors que la Commission avait accepté d'accommoder les membres de la GRC visés en acceptant que les entrevues soient remplacées par une déclaration écrite, et bien que troisNote de bas de page 5 des membres de la GRC aient indiqué qu'ils fourniraient effectivement des déclarations écrites, la Commission n'a reçu aucune déclaration écrite ni aucune explication connexe.

[37] La Commission a examiné cette question et a déterminé que, même en l'absence d'entrevues ou de déclarations écrites pour la plupart des membres de la GRC visés, elle disposait néanmoins d'une abondance de preuves sur lesquelles fonder ses conclusions et ses recommandations. Il s'agissait notamment de renseignements obtenus dans le cadre de sa propre enquête, de renseignements communiqués par la GRC et de renseignements recueillis dans le cadre des autres procédures. Les éléments de preuve disponibles comprenaient des notes et des rapports rédigés par les membres visés au moment des événements, ainsi que des déclarations qu'ils avaient fournies dans le cadre de certaines autres enquêtes et procédures. Par conséquent, la Commission a décidé de ne pas risquer de retarder son enquête et la publication de son rapport en prenant d'autres mesures pour obtenir les déclarations des membres visés.

[38] La Commission souligne qu'en choisissant de ne pas collaborer à l'enquête de la Commission, les membres de la GRC en cause se sont, en fait, privés de la possibilité de fournir des explications détaillées sur leur conduite et sur tout facteur contextuel pertinent qui aurait pu influencer leur conduite. Dans certains cas, de telles explications peuvent jeter un éclairage différent sur l'évaluation de la conduite de chacun des membres visés. Comme les membres visés ont choisi de ne pas fournir ces explications, la Commission a évalué leur conduite en fonction des preuves disponibles.

[39] La Commission s'engage à continuer de travailler de bonne foi avec la GRC, ses membres et la FPN pour atteindre les objectifs communs de responsabilisation et d'amélioration des services de police.

Contexte

[40] Kinngait, au Nunavut, est une collectivité d'environ 1 400 personnesNote de bas de page 6 située sur l'île Dorset, immédiatement au sud de l'île de Baffin. Par avion, elle se trouve à environ 400 kilomètres au nord-ouest d'Iqaluit. Cette collectivité était autrefois connue sous le nom de Cape Dorset. Environ 93 % des résidents de Kinngait sont des Inuits.Note de bas de page 7

[41] Les services de police au Nunavut sont assurés par la GRC, qui compte 25 détachements sur le territoire, dont un à Kinngait. Au moment de l'incident, le détachement de la GRC de Kinngait était doté en permanence d'un sergent (agissant à titre de responsable) et de deux gendarmes. Les autres membres de la GRC travaillant au détachement de la GRC de Kinngait étaient des « membres de relève », soit des membres de la GRC provenant d'autres endroits et travaillant à Kinngait en rotation. 

[42] Le 1er juin 2020, six membres de la GRC se trouvaient dans la collectivité : le sergent et les deux gendarmes affectés à Kinngait, en plus de trois gendarmes agissant comme membres de relève. Trois membres de la GRC avaient été affectés au quart de nuit.

[43] Les 1er et 2 juin 2020, le détachement de la GRC de Kinngait a reçu un nombre anormalement élevé d'appels de service. Effectivement, il avait eu 37 appels, dont 27 reçus entre le 1er juin 2020 à 16 h 30 et la nuit du 2 juin 2020 à 3 h 56. En raison de cette charge de travail élevée et de la gravité de certains des appels, certains membres de la GRC qui avaient fait le quart de jour ont été appelés en renfort pour le quart de nuit. Plusieurs incidents de voies de fait contre un membre de la famille ont été signalés, deux appels concernant des armes à feu, plusieurs appels au titre de la Loi sur la santé mentale et une enquête sur un décès soudain au titre de la Loi sur les coroners. Il y a eu des appels liés à l'alcool, y compris des signalements de trouble de la paix, de méfait et de conduite avec facultés affaiblies.

[44] Cette nuit-là, 15 personnes ont dû être logées dans les quatre cellules du détachement de la GRC de Kinngait. L'une des cellules était réservée aux femmes détenues, ce qui laissait trois autres cellules pour loger neuf hommes détenus. Le bloc cellulaire du détachement est doté d'un gardien, qui n'est pas membre de la GRC.

[45] Plusieurs personnes qui ont fait des déclarations à la Commission et dans le cadre de diverses autres procédures ont souligné le nombre remarquablement élevé d'incidents survenus dans la collectivité ce soir-là.

Analyse

Les circonstances qui ont mené à l'incident

Les activités d'A. B. avant d'interagir avec les membres de la GRC

[46] Dans diverses entrevues, l'homme (A. B.) qui a été heurté par la portière du véhicule de police et qui a par la suite été agressé dans sa cellule par un autre détenu a indiqué qu'il avait passé la nuit du 1er juin 2020 dans la maison son père (maison ANote de bas de page 8). À cet endroit, il avait bu une quantité considérable d'alcool et consommé du « shatter » (extrait de cannabis à haute teneur)Note de bas de page 9. Son père l'ayant éventuellement expulsé de la maison, il avait quitté ce lieu pour retourner chez lui (maison B). Le père d'A. B. a essentiellement confirmé cette version des événements.

[47] Le voisin du père, qui réside dans la maison C, a indiqué qu'A. B. et son père troublaient la paix et que le père d'A. B. lui donnait des coups pour le chasser de la maison. Le voisin a vu le père d'A. B. lui donner un coup de pied dans le dos. Puisque ce trouble de la paix faisait peur aux enfants du voisin, ce dernier a appelé la GRC pour signaler la situation. Le voisin voulait que la police [traduction] « vienne chercher le père », mais le voisin a plus tard dit aux enquêteurs qu'il craignait aussi qu'A. B. [traduction] « essaie de faire quelque chose aux gens – il était très saoul [...] il courrait après une petite Honda, il est parti à courir après un petit VTT, un quatre roues ». On ignore si le voisin a exprimé ces inquiétudes au répartiteur de la police cette nuit-là. Le voisin a indiqué que l'homme qu'il a observé (A. B.) était le même homme qui a ensuite été heurté par le véhicule de police.

[48] A. B. a dit aux enquêteurs qu'environ deux mois plus tôt, l'un de ses amis avait ramassé un « 13 onces » qu'il avait échappé et l'avait bu. Cela l'avait mis [traduction] « plutôt en colère ». A. B. pense que lors de l'incident du 1er juin 2020, il poursuivait son ami, qui roulait à bord d'un VTT (véhicule tout-terrain) bleu, en raison de cet incident précédent lié au « 13 onces ». A. B. a expliqué que s'il avait rattrapé cet ami, il lui aurait donné un coup de poing.

[49] Les enquêteurs ont interrogé l'ami. L'ami a expliqué qu'A. B. est son meilleur ami et qu'ils s'entendent bien. L'ami a déclaré qu'il possède un VTT Honda bleu, mais que durant la nuit en question, c'était un autre homme qui le conduisait. L'ami, après avoir regardé un enregistrement vidéo de l'incident impliquant A. B., a indiqué que son VTT se trouvait en arrière-plan de la séquence vidéo. 

Activités des membres de la GRC avant leur interaction avec A. B.

[50] Le 1er juin 2020, vers 22 h 46, la GRC a reçu un appel concernant un homme en état d'ébriété qui avait braqué une arme à feu par une fenêtre de la maison D. Les membres de la GRC en service cette nuit-là étaient le gendarme Philippe Cholette, le gendarme Cameron Smith et la gendarme Kristy Sturge. Bien qu'ils n'étaient pas en service à ce moment-là, le sergent Darrell Gill et le gendarme Michael (Dan) Keeling ont été appelés en renfort pour répondre à l'appel concernant une arme à feu.

[51] Les cinq membres de la GRC se sont rendus à la maison D, où ils ont appris que l'homme qui avait braqué l'arme à feu avait quitté la maison avant l'arrivée des policiers. L'homme aurait vraisemblablement agité une arme et l'aurait pointée vers des gens dans la maison. Des membres de sa famille l'avaient alors distrait, parvenant à lui soutirer l'arme après qu'il l'eut braquée par la fenêtre. Il était alors parti en motoneige, les témoins le décrivant comme étant en état d'ébriété avancé. Le sergent Gill a effectué la saisie d'un fusil de chasse dans la maison, sécurisant l'arme dans un véhicule de police.

[52] Alors qu'ils étaient sur les lieux de la maison D, les membres de la GRC ont reçu un signalement pour une agression qui était en cours à la maison E. Plus précisément, l'appelant avait indiqué qu'un père [traduction] « était en train de battre » son jeune fils. Comme ces deux maisons étaient proches l'une de l'autre, les membres de la GRC se sont rendus à la maison E. Ils ont constaté que l'homme dans cette maison n'était pas en état d'ébriété et qu'il n'y avait aucun signe de violence ou d'agression. Il aurait semblé que les membres de la GRC avaient reçu la mauvaise adresse ou que la personne avait fui les lieux.

[53] Un examen de l'appel au 911 du voisin montre que ce dernier avait signalé par erreur que l'incident se produisait à la maison E alors qu'il s'agissait, en fait, de la maison A. Par conséquent, les membres de la GRC s'étaient présentés à la mauvaise maison.

Les membres de la GRC observent A. B.

[54] Selon la déclaration écrite du gendarme Keeling, alors qu'il se rendait à l'endroit en question de Kinngait depuis son domicile, il a été informé par le gendarme Smith que le sujet de l'appel concernant une arme à feu avait quitté les lieux en motoneige. Le gendarme Smith a aussi déclaré avoir vu une motoneige se diriger vers lui et les autres membres de la GRC (qui se trouvaient à la maison D) à partir de l'île Malik, qui se trouve en face de l'île Dorset (qui abrite la collectivité de Kinngait). Le gendarme Keeling pouvait aussi voir les phares d'une motoneige qui traversait la glace de mer en direction de la plage du pâté de maisons 1 000.

[55] Le gendarme Keeling a stationné son camion et a établi un périmètre de sécurité, sortant sa carabine de patrouille. Il a ensuite pu confirmer visuellement que le conducteur de la motoneige n'était pas l'homme visé par le signalement lié à l'arme à feu. Les membres de la GRC se sont réunis à la maison D et ont convenu de continuer à chercher l'homme en question. Ils ont ensuite été dépêchés pour répondre au signalement de trouble de la paix à la maison E.

[56] Alors que le gendarme Keeling rangeait sa carabine, il a entendu un homme crier dans le secteur, sur la rue principale. À 23 h 25, il s'est retourné et a vu un homme qui trébuchait et criait contre quelqu'un dans la rue. Selon le gendarme Keeling, l'homme avait le nez ensanglanté, et certains jeunes enfants du secteur tentaient d'attirer l'attention des policiers. Les enfants pointaient l'homme en répétant : [traduction] « Il se bat avec les gens! ». Le gendarme Keeling a observé que l'homme semblait très ivre. Le gendarme Keeling et le gendarme Cholette, qui voyageaient à bord du même véhicule de la GRC, se sont dirigés vers l'homme. Le gendarme Keeling croyait qu'il s'agissait de l'homme lié au signalement concernant la dispute, parce qu'il arrivait depuis l'arrière des unités d'habitation où se trouve la maison E.

[57] À 23 h 27, le gendarme Keeling a conduit le véhicule de police dans la rue et a aperçu l'homme se diriger vers une personne au volant d'un petit VTT bleu. Le VTT semblait s'éloigner de l'homme, qui [traduction] « pointait agressivement du doigt » le conducteur du VTT. Le gendarme Keeling a roulé en direction de l'homme, qui est alors passé entre deux maisons, se dirigeant vers un terrain de baseball. Le gendarme Keeling a informé les autres membres de la GRC par radio que l'homme se trouvait près du terrain de baseball, puis il a activé les gyrophares de son véhicule pour montrer aux autres membres de la GRC où il se trouvait et pour attirer l'attention de l'homme.

[58] Comme nous le verrons plus en détail plus loin dans ce rapport, le gendarme Keeling a conduit son véhicule de police à proximité de l'homme, puis a ouvert la portière du véhicule, qui a heurté l'homme et l'a fait tomber au sol. Avec l'aide d'autres membres de la GRC, le gendarme Keeling a ensuite procédé à l'arrestation de l'homme pour avoir troublé la paix.

[59] Dans sa déclaration écrite, le gendarme Keeling résume les motifs qu'il croyait avoir pour arrêter l'homme :

[Traduction]
J'ai arrêté [l'homme] pour trouble de la paix en me fondant sur mes observations de son état d'ébriété élevé, sur mes soupçons qu'il était impliqué dans l'incident de la [maison E], sur le comportement agressif qu'il a manifesté envers le conducteur du VTT bleu, sur les déclarations répétées des enfants selon lesquelles il se battait avec les gens, et sur mes observations selon lesquelles il saignait du nez.

[60] Dans son rapport d'incident supplémentaire, le gendarme Cholette a indiqué qu'il était le passager dans le camion de police de la GRC que conduisait le gendarme Keeling. Ils patrouillaient dans le secteur ensemble. Le gendarme Cholette a noté que l'homme qui avait braqué une arme à feu par la fenêtre avait quitté les lieux et n'avait pas encore été localisé, et que le ou les sujets de la plainte pour agression (trouble de la paix) n'avaient pas encore été localisés.

[61] Le gendarme Cholette a observé un homme portant des vêtements de couleur foncée, qui était couvert de boue et marchait en trébuchant à l'extérieur de la maison F. Le membre de la GRC a écrit ceci :

[Traduction]
À ce moment-là, on ne savait pas exactement quelle était l'implication [de l'homme] dans l'un ou l'autre des dossiers, alors qu'il y avait toujours des suspects en liberté, dont l'un avait braqué une arme à feu plus tôt dans la soirée. [L'homme qui] semblait en état d'ébriété avancé devait être arrêté pour avoir troublé la paix et pour déterminer s'il était impliqué dans les autres dossiers en cours.

[62] Les enquêteurs du SPO ont interrogé l'homme qui avait capté des enregistrements vidéo de certaines parties de l'incident en question. L'homme vivait à la maison F. Il a déclaré qu'il s'ennuyait et qu'il n'avait rien à faire, alors il a décidé de prendre des vidéos de [traduction] « gens saouls ». L'homme a alors vu un [traduction] « gamin » (identifié plus tard comme A. B.) couché au sol. L'homme a vu A. B. [traduction] « courir après des enfants et une Honda ». C'est par la suite que l'incident impliquant le véhicule de police s'est produit et qu'A. B. a été arrêté.

[63] Comme il a été mentionné précédemment, A. B. a dit aux enquêteurs qu'il était plutôt en colère contre son ami parce que ce dernier lui avait pris son alcool. Au meilleur de ses souvenirs, lors de la nuit en question, il poursuivait son ami qui était à bord du VTT et cherchait à le rattraper pour lui donner un coup de poing.

[64] Le conducteur de VTT n'a pas souhaité parler aux enquêteurs, mais son frère a fourni une déclaration aux enquêteurs du SPO dans laquelle il a indiqué qu'il était à bord du VTT avec son frère cette nuit-là. Il a vu A. B. marcher en étant tellement saoul qu'il pouvait à peine rester debout. A. B. a alors essayé de frapper son frère, puis lui a fait un doigt d'honneur.

[65] Il convient de noter que ces déclarations de témoins n'étaient pas accessibles au gendarme Keeling lorsqu'il a décidé d'arrêter A. B.; néanmoins, ces déclarations fournissent des comptes-rendus indépendants des actes d'A. B. avant ses interactions avec la police.

[66] La Commission a examiné les enregistrements vidéo captés par l'homme de la maison F. L'un d'eux durait sept secondes, et l'autre durait deux minutes vingt-trois secondes.

[67] Dans le premier enregistrement, on observe A. B. faire des gestes obscènes, soit des doigts d'honneur avec les deux mains. On ignore à qui il fait ces gestes. Il court ensuite entre deux maisons (maison G et maison F) et disparaît du champ de vision de la caméra. Il porte une seule chaussure.

[68] Dans le deuxième enregistrement, on voit A. B. rouler au sol alors qu'un VTT passe à proximité sur un chemin de terre. Le conducteur du VTT s'arrête et regarde A. B., qui avance maintenant en rampant sur les genoux. A. B. se lève et marche jusqu'au chemin de terre. Le VTT avance lentement. A. B. marche vers le VTT, trébuchant et agitant les bras. On peut alors voir un véhicule de la GRC se diriger vers A. B., qui regarde le véhicule. Le VTT s'éloigne lentement.

Caractère raisonnable de l'arrestation d'A. B.

Conclusion 1 : Il y avait des motifs raisonnables de croire qu'A. B. avait commis l'infraction qui consiste à troubler la paix, et il était raisonnable pour le gendarme Keeling de procéder à son arrestation pour avoir commis cette infraction.

[69] Pour procéder à l'arrestation ou à l'inculpation d'une personne, un policier doit établir qu'il y a des motifs raisonnables de croire que cette personne a commis un délit. Par conséquent, de simples circonstances suspectes ne sont pas suffisantes pour justifier une arrestation. De plus, les motifs doivent être justifiables d'un point de vue objectif; une personne raisonnable qui se trouve dans la position de l'agent doit être en mesure de conclure qu'il y avait effectivement des motifs d'arrestation raisonnables.  

[70] Au moment d'évaluer la décision d'un membre de la GRC de procéder à une arrestation ou de porter une accusation, il est important de se rappeler que le rôle du membre de la GRC ne consiste pas à déterminer si le suspect est coupable ou innocent; le membre n'agit pas en tant que juge et jury. Le fait qu'un accusé soit arrêté, mais pas condamné ou que l'on ne donne pas suite aux accusations n'est pas déterminant quant au caractère approprié de l'arrestation. La preuve nécessaire pour rendre un verdict de culpabilité doit être « hors de tout doute raisonnable » et, pour donner suite à des accusations au Nunavut, il doit y avoir une « perspective raisonnable de condamnation », ces deux créant un seuil plus élevé que celui des simples motifs raisonnables.  

[71] Le gendarme Keeling a arrêté A. B. pour avoir troublé la paix. L'article 175 du Code criminel définit cette infraction comme suit :

175 (1) Est coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque, selon le cas :

a) n'étant pas dans une maison d'habitation, fait du tapage dans un endroit public ou près d'un tel endroit :

  • (i) soit en se battant, en criant, vociférant, jurant, chantant ou employant un langage insultant ou obscène,
  • (ii) soit en étant ivre,
  • (iii) soit en se battant, en criant, vociférant, jurant, […]

[…]

(2) À défaut d'autre preuve, ou sous forme de corroboration d'une autre preuve, la cour des poursuites sommaires peut déduire de la preuve apportée par un agent de la paix sur le comportement d'une personne, même indéterminée, la survenance d'un désordre visé aux alinéas (1)a), c) ou d).

[72] L'article 495 du Code criminel prévoit qu'un agent de la paix peut arrêter sans mandat une personne qu'il trouve en train de commettre une infraction criminelle et s'il a des motifs raisonnables de croire que l'arrestation est nécessaire pour empêcher que l'infraction se poursuive ou se répète ou pour identifier la personne.

[73] En ce qui concerne l'infraction qui consiste à troubler la paix, il faut donc démontrer que l'accusé a commis l'un des actes énumérés, qu'il n'était pas dans une maison d'habitation et que les actes de l'accusé ont entraîné un désordre (trouble de la paix).

[74] La Cour suprême du Canada a statué que, pour répondre à la définition de trouble de la paix, il doit y avoir preuve d'une « perturbation manifestée extérieurement de la paix publique ». Cela signifie que la perturbation doit, d'une façon ou d'une autre, faire entrave à l'utilisation habituelle des lieux par le public. Il ne doit pas nécessairement s'agir d'une perturbation importante, pourvu qu'il y ait perturbation (tapage, désordre). De plus, une personne doit avoir l'intention de causer l'acte sous‑jacent qui entraîne la perturbation, et il doit s'agir d'une perturbation raisonnablement prévue dans les circonstances particulièresNote de bas de page 10. La preuve de l'existence d'une perturbation exige qu'une autre personne ait été touchée ou perturbée par l'acte.

[75] La Commission conclut qu'il y avait des motifs raisonnables de croire qu'A. B. avait commis l'infraction qui consiste à troubler la paix, et il était raisonnable pour le gendarme Keeling de procéder à son arrestation pour avoir commis cette infraction. Le gendarme Keeling a entendu un homme crier, puis a vu un homme, plus tard identifié comme étant A. B., marcher en trébuchant et crier contre quelqu'un dans la rue. Certains enfants dans le secteur ont informé à plusieurs reprises le membre de la GRC qu'A. B. se [traduction] « battait avec les gens ». Le gendarme Keeling a alors observé A. B. qui marchait vers une personne conduisant un VTT et la [traduction] « pointait agressivement du doigt ». A. B. semblait très ivre.  

[76] Comme il a été décrit ci-dessus, un témoin a par la suite confirmé qu'il avait vu A. B. [traduction] « courir après des enfants et une Honda », et un autre témoin a décrit qu'A. B. [traduction] « a essayé de frapper [le conducteur de VTT] et lui a fait un doigt d'honneur ». A. B. lui-même a confirmé qu'il avait poursuivi le conducteur de VTT et qu'il l'aurait frappé s'il en avait eu l'occasion. Bien que le gendarme Keeling n'ait pas eu connaissance de ces déclarations au moment de déterminer qu'A. B. devait être arrêté, les témoignages confirment les observations qu'a consignées le membre de la GRC. De même, les enregistrements vidéo examinés par la Commission confirment qu'A. B. semblait en état d'ébriété avancé et faisait des gestes obscènes à proximité du conducteur du VTT.

[77] Il était raisonnable pour le gendarme Keeling de conclure qu'A. B. avait commis l'infraction de trouble de la paix. Il était également raisonnable pour le gendarme Keeling de conclure qu'il était nécessaire d'arrêter A. B. afin de l'empêcher de poursuivre ou de répéter l'infraction. La Commission conclut qu'il était raisonnable pour le gendarme Keeling d'arrêter A. B. pour avoir troublé la paix.

[78] Bien qu'il n'ait pas été appréhendé sur cette base, il semble également qu'A. B. ait commis l'infraction non criminelle d'être en état d'ébriété dans un lieu public, au sens de l'article 80 de la Loi sur les boissons alcoolisées du Nunavut :

80(1) Il est interdit de se trouver en état d'intoxication dans un lieu public.

[79] L'article 81 de la Loi sur les boissons alcoolisées permet à un agent de la paix d'appréhender une personne qui, à son avis, se trouve en état d'intoxication dans un lieu public et risque vraisemblablement de se blesser ou de constituer un danger, une nuisance ou une source de perturbation pour les autres.

Caractère raisonnable de la conduite du membre de la GRC conduisant le véhicule

Conclusion 2 : Il était raisonnable pour le gendarme Keeling et les autres membres de la GRC de procéder rapidement à l'arrestation d'A. B.

Conclusion 3 : Les éléments de preuve ne montrent pas que le gendarme Keeling avait l'intention de frapper A. B. avec la portière du véhicule de police. Les renseignements disponibles font plutôt ressortir qu'il s'agit d'un accident qui s'est produit lorsque le véhicule de police a fait une embardée vers l'avant, alors que les conditions routières étaient mauvaises, dans une tentative infructueuse de s'immobiliser près d'A. B.

Conclusion 4 : Il était dangereux et déraisonnable pour le gendarme Keeling d'avoir conduit son véhicule de police aussi près d'A. B. sur une route glacée et en mauvais état. Au moment d'évaluer les risques que présentait la situation, le gendarme Keeling aurait dû adéquatement tenir compte de l'état de la chaussée et de tous les autres facteurs pertinents.

Conclusion 5 : La Commission est convaincue que des mesures correctives adéquates ont été prises à l'égard de la conduite du gendarme Keeling et qu'aucune autre mesure n'est nécessaire.

Recommandation 1 : La GRC devrait élaborer et mettre en œuvre des politiques et de la formation sur l'utilisation des véhicules de police lors de la poursuite de suspects qui sont à pied.

Recommandation 2 : La GRC devrait envisager d'élaborer et de mettre en œuvre des politiques et de la formation portant sur la conduite des véhicules de la police dans les conditions routières auxquelles il faut souvent faire face dans les régions nordiques.

[80] Lors de son entrevue avec les enquêteurs de la Commission, A. B. n'avait qu'un souvenir limité des événements de la nuit en question. Il a répondu à plusieurs reprises qu'il ne savait pas certaines choses ou qu'il ne s'en souvenait pas.

[81] A. B. a dit aux enquêteurs du SPO qu'il s'était saoulé, que la police lui a foncé dessus en voiture et qu'il n'a aucun souvenir de ce qui a suivi. Il se souvient qu'il marchait, puis que le véhicule de police s'est approché de lui avec la portière déjà ouverte; la portière du côté gauche l'a frappé au visage et il a perdu conscience. A. B. a déclaré que [traduction] « quelques policiers l'ont étranglé » et qu'il ne se souvient de rien entre ce moment et celui où il se trouvait dans la cellule en train de dégriser.

[82] Quelqu'un lui a plus tard dit qu'il s'était fait tabasser dans cette cellule; il ne savait alors pas si ses blessures étaient dues à la collision avec la portière du véhicule de police ou à l'agression dans la cellule. A. B. a dit aux enquêteurs du SPO qu'il avait vu l'enregistrement vidéo de l'incident impliquant le véhicule de police, et qu'il pense que c'est à cause de cette vidéo qu'il sait ce qui est arrivé (et non parce qu'il en avait lui‑même le souvenir). Il a dit que son avocat lui avait montré l'enregistrement vidéo. Il a déclaré qu'il voulait poursuivre les policiers, et il a demandé aux enquêteurs du SPO s'il aurait à porter des accusations contre les policiers pour leur conduite. Il a dit qu'il se sentait triste et en colère, et que son avocat lui avait dit que la police n'allait pas s'en tirer comme çaNote de bas de page 11. Il a expliqué qu'il ne voulait pas que son nom soit diffusé avant qu'il ait pu retourner chez lui dans sa collectivité. Lorsqu'on lui a demandé ce qu'il voulait voir se produire à la suite de cet incident, A. B. a répondu que c'était difficile à décrire, mais qu'il voulait voir les gens manifester contre les actions de la police. 

[83] Dans sa déclaration écrite, le gendarme Keeling a indiqué qu'après avoir observé l'homme identifié plus tard comme A. B. pointant agressivement du doigt le conducteur du VTT, il a fait le tour de la maison par le coin de rue et a emprunté une route d'accès longeant le terrain de baseball vers lequel A. B. se dirigeait. Le gendarme Keeling a activé les gyrophares de son véhicule de police pour attirer l'attention de l'homme et montrer aux autres membres de la GRC où il se trouvait.

[84] Lorsque le gendarme Keeling a de nouveau observé A. B., ce dernier semblait se rediriger vers le secteur où il avait été initialement observé. Voici comment le gendarme Keeling a décrit les événements qui ont suivi :

[Traduction]
Je me suis approché avec mon camion de police, ouvrant ma portière pour sortir rapidement du véhicule, car je ne savais pas si l'homme tentait de fuir ou de retourner à l'endroit où nous avons initialement été dépêchés.

Alors que je m'approchais de l'endroit où l'homme marchait, il agitait les bras et faisait de grands pas. J'ai conduit jusqu'à côté de lui, tentant de garer mon véhicule de son côté droit. Alors que j'allais m'arrêter, le camion de police a glissé sur la glace, et j'ai [sic] – et le camion a glissé avant de s'arrêter. Le pneu avant du côté conducteur a plongé dans un petit plan d'eau provenant de la fonte des glaces, ce qui a poussé le camion vers l'avant et vers la gauche, directement vers l'homme. La portière du conducteur, que je tenais d'une main, s'est complètement ouverte avec le mouvement vers l'avant du camion, entrant en contact avec l'homme et le faisant tomber au sol. Je n'avais aucune intention d'utiliser ma portière pour frapper cet homme. Je voulais seulement me garer à côté de lui et sortir rapidement de mon camion de police pour procéder à son arrestation.

[85] Le gendarme Keeling est alors sorti de son véhicule de police et a dit à A. B. qu'il était en état d'arrestation pour avoir troublé la paix.

[86] En réponse aux questions de suivi que la Commission avait soumises par écrit, l'avocat représentant le gendarme Keeling a décrit A. B. comme étant [traduction] « un suspect en fuite plutôt qu'un simple piéton dans le secteur ». L'avocat a expliqué que [traduction] « même si [le gendarme Keeling] ressentait une certaine urgence d'appréhender [A. B.], il était néanmoins conscient des conditions routières et des gens présents dans le secteur ». De plus, l'avocat a déclaré que le membre de la GRC avait pour intention de bloquer le chemin d'A. B. avant son arrivée sur le terrain, alors qu'il y avait une préoccupation légitime qu'A. B. ait l'intention d'agresser le conducteur de VTT ou de retourner à la maison où il avait troublé la paix. L'avocat a également fait valoir que le gendarme Keeling aurait été jugé beaucoup plus sévèrement s'il n'était pas intervenu rapidement et qu'A. B. avait effectivement une arme et avait tiré sur le conducteur de VTT.

[87] Le gendarme Cholette se trouvait sur le siège passager du véhicule du gendarme Keeling. Dans son rapport d'incident, il a écrit ce qui suit :

[Traduction]
Les membres se sont approchés de l'homme [A. B.], et le gendarme CHOLETTE se préparait à quitter le véhicule le plus rapidement possible, car les membres ne connaissaient toujours pas l'identité et l'état d'esprit de l'homme.

Alors que le véhicule s'approchait de [A. B.], les deux membres (gendarmes CHOLETTE et KEELING) se préparaient à sortir du véhicule. Lorsque le véhicule était sur le point de s'arrêter, son côté avant gauche s'est enfoncé dans un nid‑de-poule ou une flaque. Le gendarme CHOLETTE a entendu le bruit de la portière du véhicule s'ouvrir et entrer en contact avec [A. B.], mais n'a pas vu l'incident.

[88] Dans son entrevue avec les enquêteurs du SPO, le gendarme Cholette a relaté l'incident comme suit :

[Traduction]
Alors que nous approchions, encore une fois, je me disais, je ne sais pas qui est ce type, nous cherchons encore un tas de suspects. Il pourrait avoir agressé quelqu'un, il pourrait être armé ou quoi que ce soit; nous voulions l'attraper rapidement, alors je me préparais à sortir du véhicule.

J'avais donc la main sur la poignée de la portière, de façon à être prêt à descendre aussitôt le véhicule arrêté.

Le gendarme Keeling avait – il faisait en quelque sorte la même chose. Nos portières étaient, vous comprenez, partiellement ouvertes, pour nous permettre de sortir rapidement une fois le véhicule arrêté.

Alors que nous approchions – le terrain était très accidenté, de la neige fondante, des nids-de-poule, tout. Nous nous sommes arrêtés brusquement et le côté avant gauche du camion s'est enfoncé. Je ne sais pas s'il s'agissait d'un nid‑de‑poule ou d'une grosse flaque. Ça nous a donné un petit élan vers l'avant. Et je n'ai pas vu l'impact réel, mais j'ai entendu quelque chose frapper la – encore une fois, je ne l'ai pas vu, mais je présume que c'était la portière. J'ai donc entendu cet impact.

[89] Interrogé sur la vitesse à laquelle le véhicule roulait, le gendarme Cholette a déclaré ceci :

[Traduction]
Je veux dire, c'était – ça me semblait correct. Je ne sais pas comment l'expliquer autrement. C'est comme si nous voulions y arriver rapidement, mais ce n'était pas le cas – la vitesse ne semblait pas excessive à quelque moment que ce soit. Et en tournant le coin ici, je veux dire, nous avons dû ralentir, le terrain était horrible [...] Ça ne me semblait pas être quoi que ce soit qui sortait de l'ordinaire.

[90] Le gendarme Smith conduisait un véhicule de la GRC derrière le véhicule du gendarme Keeling. Dans son rapport d'incident, le gendarme Smith a écrit qu'il avait vu le véhicule du gendarme Keeling [traduction] « se diriger en angle vers la trajectoire » d'A. B. Le gendarme Smith s'est rappelé ce qui suit :

[Traduction]
Le pneu du véhicule du gendarme KEELING (du côté conducteur à l'avant) s'est ensuite enfoncé dans un gros nid-de-poule, ce qui a fait baisser le camion du côté gauche. Simultanément, le camion est arrivé et a dû effectuer un arrêt brusque, et la portière du côté conducteur s'est ouverte. Il a semblé qu'avec l'élan du véhicule lors de l'arrêt, la portière a continué de s'ouvrir, percutant l'homme, qui s'était maintenant avancé à proximité.

[91] Le gendarme Smith a déclaré aux enquêteurs du SPO que Kinngait avait [traduction] « une profusion de nids-de-poule ». Interrogé sur la vitesse du véhicule du gendarme Keeling, le gendarme Smith a répondu que tout l'incident s'était produit rapidement, mais que le véhicule n'allait pas très vite, que c'était [traduction] « un niveau de vitesse normal ». Le gendarme Smith a également déclaré que [traduction] « l'une des choses à savoir quand on conduit ici [...] est que les enfants n'ont absolument aucune conscience de la route. Ils sont tout partout [...] Et il faut faire très attention. Donc, on ne peut pas rouler à grande vitesse comme on le ferait lors d'un appel prioritaire dans le Sud. » Le membre de la GRC a noté qu'il y avait, en fait, des enfants qui lançaient des pierres sur son véhicule de police alors qu'il revenait au détachement après l'arrestation d'A. B. Il explique que les nombreux nids-de-poule ont aussi nécessairement eu pour effet de réduire la vitesse des véhicules. Le gendarme Smith a conclu que le véhicule du gendarme Keeling roulait à peu près à la même vitesse que son véhicule, soit un maximum de 40 ou 50 kilomètres à l'heure.

[92] Le sergent Gill, chef de détachement, a déclaré aux enquêteurs du SPO que le gendarme Keeling était probablement son meilleur membre et qu'il était intelligent, travaillant et diligent. Le sergent Gill faisait souvent confiance au gendarme Keeling pour le remplacer à titre de commandant de détachement lorsqu'il était absent. Le sergent Gill a dit savoir que le gendarme Keeling ne frapperait jamais intentionnellement quelqu'un avec un véhicule. À propos de l'incident, le sergent Gill a déclaré : [traduction] « Est-ce qu'il [le gendarme Keeling] avait vraiment besoin de s'approcher autant? Peut-être pas », mais il y avait des circonstances atténuantes et peut-être que le gendarme Keeling essayait de couper A. B. avant qu'il puisse rattraper le conducteur de VTT.

[93] L'une des infirmières ayant prodigué des soins à A. B. a dit aux enquêteurs du SPO que le gendarme Keeling est l'une des personnes les plus honorables qu'elle connaît, et qu'elle l'a toujours vu traiter les gens avec respect. Par exemple, lorsqu'elle l'a vu amener des gens au centre de santé après des affrontements armés, il n'affichait aucun mauvais sentiment à leur égard, leur expliquant calmement qu'ils allaient obtenir l'aide dont ils avaient besoin. Une infirmière en santé mentale a déclaré que le gendarme Keeling était compatissant et gentil et qu'il était toujours attentionné avec les patients en santé mentale.

[94] La Commission a examiné l'enregistrement vidéo de l'incident et a observé ce qui suit :

  • - Un véhicule de la GRC apparaît derrière un homme (A. B.) et se dirige vers lui. A. B. tourne la tête et semble remarquer le véhicule. En arrière-plan, un VTT s'éloigne lentement.
  • - Le véhicule de la GRC semble se trouver à environ trois ou quatre pieds d'A. B. Ses gyrophares sont activés.
  • - La portière avant du côté conducteur est partiellement ouverte et semble être retenue par le conducteur (gendarme Keeling).
  • - À ce stade, A. B. et le véhicule s'approchent d'une partie de la route qui est plus élevée en raison de la neige ou de la glace qui recouvre le sol. Le véhicule semble se trouver à environ un à deux pieds d'A. B.
  • - Le véhicule de la GRC commence à traverser la partie surélevée de la route, mais le pneu gauche sort de la neige, puis l'on voit le véhicule plonger vers la gauche, en direction d'A. B., dans ce qui pourrait être décrit comme un petit fossé.
  • - Alors que le véhicule plonge vers la gauche, la portière avant du côté conducteur s'ouvre davantage; l'enregistrement ne permet pas de savoir si le gendarme Keeling tenait toujours la portière ou si elle lui a glissé de la main.
  • - La portière heurte le dos et les jambes d'A. B.; ses bras sont projetés vers le haut sous la force de l'impact, puis il tombe sur les mains et les genoux.
  • - A. B. est au sol près du pneu avant gauche du véhicule de la GRC; le véhicule de la GRC s'arrête et vacille légèrement.
  • - A. B. commence à ramper pour s'éloigner du véhicule de la GRC et le gendarme Keeling sort du véhicule.

[95] À la suite de cet incident, le gendarme Keeling a fait l'objet d'une procédure relative au code de déontologie (le processus disciplinaire interne de la GRC). L'allégation initiale contre le gendarme Keeling indiquait qu'il avait utilisé contre A. B. un niveau de force supérieur à ce qui était raisonnable dans les circonstances en le frappant avec un véhicule automobile.  

[96] Après avoir examiné le rapport d'enquête établi au titre du code de déontologie, la surintendante principale Amanda Jones, dans son rôle d'autorité disciplinaire (décideuse pour cette procédure relative au code de déontologie), a « reformulé » l'allégation et a déterminé qu'il existait une constatation à première vue selon laquelle le gendarme Keeling a contrevenu à l'article 4.6 du Code de déontologie de la GRC : Les membres utilisent les biens et le matériel fournis par l'État seulement pour les fins et les activités autorisées. Plus précisément, il a été allégué que le gendarme Keeling avait conduit un véhicule de la GRC de manière imprudente.

[97] Le gendarme Keeling était représenté par un conseiller juridique, qui a présenté des arguments écrits et oraux en son nom. Il a également soumis une deuxième déclaration écriteNote de bas de page 12 qui décrit en détail les répercussions négatives de cet incident et des suites de cet incident sur le gendarme Keeling. De même, la conjointe de fait du gendarme Keeling a soumis une lettreNote de bas de page 13 détaillant à quel point la situation a été difficile pour elle et lui. Elle travaillait comme infirmière à Kinngait et a dû quitter la collectivité dès le lendemain de l'incident en raison de la réaffectation du gendarme Keeling à Iqaluit. Le gendarme Keeling et sa conjointe de fait ont tous deux souligné à quel point ils étaient déçus de la façon dont la GRC avait géré l'affaire.

[98] Le conseiller juridique du gendarme Keeling a fait valoir, entre autres, que le gendarme Keeling était justifié de conduire le véhicule comme il l'a fait et que sa conduite [traduction] « dans le feu de l'action » ne constituait pas une violation au code de déontologie. Il a fait valoir que, s'il y avait des préoccupations concernant la façon dont le gendarme Keeling a conduit le véhicule, l'examen des faits et des circonstances liés à la conduite du véhicule, ainsi que le fait que le gendarme Keeling a immédiatement été transféré hors de la collectivité et qu'il continue d'exercer des fonctions administratives dix mois après l'incident, montre que l'affaire devrait être traitée comme un problème de rendement, et non comme une violation au code de déontologieNote de bas de page 14.

[99] En fin de compte, l'autorité disciplinaire (la surintendante principale Jones) a conclu que l'allégation relative au code de déontologie contre le gendarme Keeling n'était pas fondée; toutefois, elle a aussi conclu que la conduite du véhicule par le gendarme Keeling ne répondait pas à la norme acceptable de la GRC, et que des mesures d'amélioration du rendement étaient requises.

[100] Au terme d'un examen minutieux des éléments de preuve, la Commission conclut qu'il était déraisonnable pour le gendarme Keeling d'avoir conduit son véhicule de la GRC à une telle proximité d'A. B., ce qui a causé l'incident où la portière du véhicule a heurté A. B. Toutefois, la Commission conclut également qu'il n'y a aucune preuve indiquant que le gendarme Keeling a intentionnellement frappé A. B. avec la portière du véhicule de police, le contact avec A. B. étant plutôt le résultat du mouvement vers l'avant du véhicule de police alors qu'il s'avançait sur une chaussée irrégulière. 

[101] L'enregistrement vidéo (qui a été mis en ligne sur Facebook par le voisin qui l'avait filmé, puis largement diffusé dans les médias) était surprenant, surtout en ne connaissant pas le contexte. Une première question qui doit être abordée est la raison pour laquelle les membres de la GRC ont traité A. B. de façon aussi précipitée. Cette question est également pertinente dans une section ultérieure du présent rapport qui traite du recours à la force lors de l'arrestation d'A. B.

[102] Les informations disponibles indiquent que les membres de la GRC étaient « à l'affût » pour trouver deux hommes ayant fait l'objet de récents appels de service. Le premier était un homme en état d'ébriété qui aurait brandi une arme à feu; le second était un homme en état d'ébriété qui aurait été impliqué dans un trouble de la paix et de possibles voies de fait. Ces deux appels avaient été reçus quelques instants avant l'interaction de la police avec A. B., et à ce moment-là, aucun des hommes n'avait été localisé.

[103] Bien qu'une arme à feuNote de bas de page 15 ait été localisée et saisie à l'endroit du premier appel, le fait que l'homme visé par cet appel ait été récemment armé et qu'il ait agi de façon agressive et imprévisible a naturellement amené les membres de la GRC à percevoir un risque accru. Fait important, le gendarme Smith a indiqué aux enquêteurs du SPO que, lorsqu'il était sur les lieux lors de l'appel concernant l'arme à feu, des témoins lui ont dit que l'homme qui avait été en possession de l'arme à feu était parti sur les terres et qu'ils n'étaient [traduction] « pas certains » à savoir s'il portait ou non une arme à feu. Le gendarme Smith a déclaré qu'il croyait que l'homme était en état d'ébriété et qu'il se promenait avec une arme à feu. On note aussi que l'appel pour trouble de la paix impliquait un homme qui [traduction] « était en train de battre » un autre homme.

[104] De plus, comme il a été mentionné précédemment, le gendarme Keeling a entendu des enfants dire à plusieurs reprises qu'A. B. se battait avec les gens, et le membre de la GRC a vu A. B. pointer agressivement du doigt le conducteur du VTT alors qu'ils étaient relativement près l'un de l'autre. La démarche instable d'A. B. montrait manifestement qu'il était très ivre.

[105] Compte tenu de tous ces facteurs, il était raisonnable pour le gendarme Keeling et les autres membres de la GRC de procéder rapidement à l'arrestation d'A. B.

[106] Le gendarme Keeling a déclaré qu'il voulait [traduction] « seulement [se] stationner à côté [d'A. B.] et sortir rapidement de [son] camion de police pour procéder à son arrestation. » Le gendarme Cholette a expliqué que, compte tenu des incertitudes entourant l'homme qu'ils approchaient, [traduction] « nous voulions attraper [A. B.] rapidement, alors [il] se préparait à sortir du véhicule [...] [Il] avait donc la main sur la poignée de la portière, de façon à être prêt à descendre aussitôt le véhicule arrêté. »

[107] Un examen de l'enregistrement vidéo appuie la conclusion selon laquelle le véhicule de la GRC a glissé sur la chaussée glacée, puis s'est incliné vers l'avant lorsque le pneu gauche est tombé dans un petit fossé. En raison de ce mouvement vers l'avant, la portière avant du côté conducteur, que le gendarme Keeling avait ouverte en continuant de la tenir, s'est ouverte davantage, heurtant A. B. et le renversant au sol. Rien n'indique que le gendarme Keeling avait l'intention de frapper A. B. avec la portière du véhicule de police. Les renseignements disponibles font plutôt ressortir que le contact s'est produit en raison de l'embardée vers l'avant du véhicule de police, alors que les conditions routières étaient mauvaises, dans une tentative infructueuse de s'immobiliser près d'A. B.

[108] Bien que la Commission ait conclu qu'il était raisonnable pour les membres de la GRC de procéder rapidement à l'arrestation d'A. B. et qu'A. B. n'a pas été renversé intentionnellement, la Commission conclut que, dans les circonstances, il était déraisonnable pour le gendarme Keeling de conduire à une telle proximité d'A. B., car toute erreur de calcul ou un facteur externe, comme de mauvaises conditions routières, pouvait entraîner une collision susceptible de causer des lésions corporelles graves ou la mort d'A. B.

[109] Un examen de l'enregistrement vidéo montre que, même avant que le véhicule ne glisse dans le fossé, le gendarme Keeling conduisait le véhicule très près d'A. B. Le pneu avant gauche du véhicule semblait se trouver à environ deux pieds ou moins d'A. B. avant que le véhicule ne glisse hors de la chaussée. Il ne semble pas que le gendarme Keeling ait conduit le véhicule à une vitesse excessive ou déraisonnable; toutefois, il est évident que le fait d'être heurtée et potentiellement renversée par une camionnette, même à une vitesse relativement basse, pose des risques pour une personne.

[110] Le niveau de risque dans cette situation était effectivement élevé, comme il a été mentionné précédemment. Cela dit, la situation ne pouvait raisonnablement être qualifiée d'urgente. Compte tenu des circonstances des autres appels, il était effectivement possible qu'A. B. soit en possession d'une arme, mais la police n'avait pas de renseignements précis à cet effet et elle n'a pas vu A. B. avec une arme. En expliquant les motifs de l'arrestation d'A. B., le gendarme Keeling a mentionné qu'il le soupçonnait d'être lié l'appel pour trouble de la paix, et non à l'appel lié à l'arme à feu.

[111] Il y avait des raisons de croire qu'A. B. pourrait chercher à causer des préjudices à autrui, compte tenu de ce que les enfants avaient déclaré et de la façon dont il avait une gestuelle agressive, mais il n'y avait personne à proximité d'A. B. à ce moment-là. Le conducteur du VTT semblait être à une distance d'environ 25 à 30 pieds.

[112] Il convient également de noter qu'A. B. semblait être très ivre, au point où il pouvait à peine se tenir debout. Lors de la rencontre disciplinaire, le conseiller juridique du gendarme Keeling a souligné que, dans la première vidéo prise par le voisin, on peut voir A. B. courir très vite, ce qui donnait du poids à la possibilité qu'il ait pu tenter de fuir la police et être en mesure de le faire. Toutefois, il y avait, à proximité immédiate, cinq membres de la GRC dans trois véhicules de police, ce qui rendait le risque de fuite peu probable. A. B. a été arrêté pour les infractions relativement mineures de trouble de la paix et d'ivresse dans un lieu public, de sorte qu'il est difficile de justifier le fait d'avoir pris des risques importants pour l'appréhender. Tout risque de fuite aura aussi normalement été évalué par rapport au risque de conduire un véhicule à proximité de la personne.

[113] Dans ce cas-ci, les mauvaises conditions routières ont été la cause immédiate de la collision entre la portière du véhicule de police et A. B. Toutefois, il est généralement convenu, et il est inscrit dans la loi que les conducteurs doivent conduire leur véhicule en fonction des conditions routières, et modifier leur conduite en conséquence. En somme, la Commission conclut qu'il était dangereux et déraisonnable pour le gendarme Keeling d'avoir conduit son véhicule de police aussi près d'A. B. sur une route glacée et en mauvais état. Au moment d'évaluer les risques que présentait la situation, le gendarme Keeling aurait dû adéquatement tenir compte de l'état de la chaussée et de tous les autres facteurs pertinents.

[114] Dans sa décision relative à la procédure liée au code de conduite, la surintendante principale Jones a ordonné que de la rétroaction officielle soit fournie au gendarme Keeling au moyen d'un document « 1004 », qui est un registre de rendement négatif, et elle a pris des dispositions pour que le gendarme Keeling suive une séance de formation individuelle avec un expert en matière de recours à la force. Cette séance de formation visait à mettre l'accent sur la conduite des véhicules automobiles de la police et sur l'évaluation appropriée des risques en fonction des conditions environnementales ainsi que d'autres considérations tactiques pour s'approcher de suspects qui se déplacent à pied.

[115] La Commission est convaincue que des mesures correctives adéquates ont été prises à l'égard de la conduite du gendarme Keeling et qu'aucune autre mesure n'est nécessaire.

[116] La Commission a aussi été appelée à traiter d'autres affaires récentes où des véhicules de la GRC sont entrés en contact avec des personnes lors d'arrestations. Cette question doit être abordée de façon plus directe, au moyen de politiques et de formation, pour s'assurer que les membres de la GRC reçoivent l'orientation dont ils ont besoin.

[117] La Commission recommande que la GRC élabore et mette en œuvre des politiques et de la formation sur l'utilisation des véhicules de police lors de la poursuite de suspects qui sont à pied. La Commission recommande également que la GRC envisage d'élaborer et de mettre en œuvre des politiques et de la formation portant sur la conduite des véhicules de la police dans les conditions routières auxquelles il faut souvent faire face dans les régions nordiques.

Caractère raisonnable du recours à la force pendant l'arrestation d'A. B.

Conclusion 6 : Compte tenu du fait qu'A. B. résistait activement et avait un comportement agressif, il était nécessaire et raisonnable que les membres de la GRC aient recours à la force au cours de son arrestation. La force employée par les membres de la GRC était proportionnelle au comportement d'A. B. et était raisonnable dans les circonstances.

Arrestation – Menottage d'A. B.

[118] L'enregistrement vidéo de l'incident montre qu'après qu'A. B. a été heurté par la portière du véhicule de police, le véhicule s'est arrêté et le gendarme Keeling en est sorti. Ce dernier a ensuite mis A. B. en état d'arrestation pour avoir troublé la paix. Le gendarme Keeling a rapidement été rejoint par le gendarme Cholette, et peu après par le gendarme Smith, la gendarme Sturge et le sergent Gill. Tous les membres de la GRC ont contribué à immobiliser A. B., qui résistait physiquement à l'arrestation. En 43 secondes à partir du début de l'arrestation par le gendarme Keeling, A. B. avait été menotté et ramené debout. Environ une minute vingt secondes plus tard, A. B. avait été placé sur le siège arrière d'un véhicule de police.

[119] A. B. a dit aux enquêteurs du SPO qu'il s'est évanoui après avoir été heurté par le véhicule de police et que [traduction] « quelques policiers l'ont étranglé ». On ne peut établir clairement si son souvenir de l'incident découle uniquement du visionnement de l'enregistrement vidéo. Lors de son entrevue avec la Commission, A. B. a dit se souvenir que les policiers criaient et qu'ils lui ont donné des coups de genou. Lorsqu'on lui a demandé s'il avait été blessé, A. B. a répondu non, expliquant qu'il était ivre et qu'il ne sentait rien.

[120] A. B. a dit à l'enquêteur de la Commission qu'à un certain moment, un policier lui a dit qu'il était en état d'arrestation [traduction] « parce qu'[il] poursuivait cet adolescent et parce qu'[il] était saoul ». Le conseiller juridique d'A. B. a souligné qu'il y avait peut‑être une certaine ambiguïté dans la traduction de la réponse d'A. B.; par rapport à cette déclaration, on a demandé à A. B. de préciser si c'est ce que le policier lui avait dit ou si c'était sa compréhension actuelle des raisons pour lesquelles il avait été arrêté. A. B. a répondu : « Je ne sais pas. » Lors d'une autre question, A. B. a déclaré qu'il ne se souvenait pas qu'un policier lui ait dit qu'il pouvait parler à un avocat. 

[121] Le témoin qui a réalisé l'enregistrement vidéo a déclaré aux enquêteurs du SPO que la lutte entre les nombreux policiers et le [traduction] « gamin » (A. B.) était [traduction] « folle », parce que le gamin n'avait même pas la force de se battre. Le témoin a déclaré que le membre de la GRC qui conduisait le véhicule a donné quelques coups de genou à A. B. et que les policiers maintenaient A. B. cloué au sol. Le témoin a déclaré qu'il avait téléversé une partie de l'enregistrement vidéo sur les médias sociaux parce que la police n'aurait pas dû [traduction] « frapper ce gamin en voiture » et n'aurait pas dû lui donner des coups de genou, puisqu'il ne se débattait pas et n'offrait aucune résistance. Le témoin a dit : [traduction] « À la fin, ça aurait pu donner cette impression [qu'il résistait], mais il y avait quatre policiers ».

[122] Le frère du conducteur de VTT a également été témoin de l'incident et a dit aux enquêteurs du SPO avoir vu la police « frapper le gars saoul ». Les policiers leur ont alors dit de quitter les lieux, et c'est ce qu'ils ont fait. Le conducteur de VTT a refusé d'accorder une entrevue aux enquêteurs du SPO.

[123] Dans sa déclaration écrite, le gendarme Keeling a décrit qu'après être sorti du véhicule, il a dit à A. B. qu'il était en état d'arrestation pour avoir troublé la paix. Selon le gendarme Keeling, A. B. serrait les poings et tentait de se relever, et c'est pour cette raison qu'il (le gendarme Keeling) a poussé le haut du corps d'A. B. contre le sol, tenant son bras gauche pour tenter de le maîtriser. Le gendarme Cholette a aidé le gendarme Keeling à faire rouler A. B. sur le ventre et a tenté de lui maintenir les bras derrière le dos. A. B. continuait de tirer pour se déprendre les bras. C'est à ce moment que la gendarme Sturge, le gendarme Smith et le sergent Gill sont arrivés.

[124] Le gendarme Keeling a déclaré qu'A. B. continuait de se tortiller et de tirer pour se déprendre alors qu'il était sur le ventre, et que les policiers n'arrivaient pas à maîtriser ses bras. Le gendarme Keeling a ajusté sa position alors qu'il se trouvait sur les genoux, et a frappé du genou le dos d'A. B., au niveau de l'épaule droite, afin de le distraire en vue d'arriver à lui maîtriser les bras. A. B. a effectivement été distrait par ce coup, et les membres de la GRC sont parvenus à lui passer les menottes au poignet droit, puis rapidement au poignet gauche, sans autre résistance de la part d'A. B.

[125] Dans son rapport d'incident, le gendarme Cholette a écrit qu'il est arrivé en courant, contournant le camion depuis l'arrière, et qu'il a vu qu'A. B. ne se conformait pas aux ordres du gendarme Keeling. Le gendarme Cholette s'est agenouillé sur la jambe d'A. B. et a tenté de lui maîtriser le bras gauche. Il a dit à A. B. d'arrêter de résister plusieurs fois, mais A. B. a continué de serrer son poing et de tirer ses bras pour les mettre sous son corps. Le gendarme Smith est arrivé et a aidé à effectuer l'arrestation. Les membres de la GRC ont été en mesure de menotter A. B.

[126] En ce qui concerne les pensées du gendarme Cholette lorsqu'il a observé A. B. pour la première fois (avant l'arrestation), il a expliqué qu'il réfléchissait au fait que le suspect qui avait été en possession d'une arme à feu n'avait toujours pas été trouvé, tout comme les deux personnes (père et fils) liées à l'appel relatif au trouble de la paix. Le gendarme Cholette ne savait pas, à ce moment-là, si A. B. était lié à l'un ou l'autre de ces appels, mais il pensait qu'il pourrait être [traduction] « la personne recherchée » et que si l'on arrivait à arrêter la personne armée, cela représenterait [traduction] « un stress de moins » pour les membres de la GRC, car ils ne savaient pas où se trouvaient les suspects à ce moment-là. Au sujet de l'arrestation d'A. B. en soi, le gendarme Cholette a dit aux enquêteurs du SPO qu'A. B. se démenait, avait le poing fermé, et qu'il s'est dégagé le bras à plusieurs reprises pour le mettre sous son corps. 

[127] Le gendarme Smith a décrit, dans son rapport d'incident, qu'il avait vu le gendarme Keeling et le gendarme Cholette alors qu'ils [traduction] « luttaient » avec A. B. sur le sol. Alors qu'il s'approchait, le gendarme Smith pouvait entendre les deux membres de la GRC crier à A. B. de cesser de résister. A. B. a continué de résister et a refusé de donner ses mains aux policiers. Le gendarme Smith s'est agenouillé et a aidé à placer les mains d'A. B. derrière son dos. Il pouvait sentir [traduction] « la forte odeur de l'alcool digéré » provenant d'A. B. alors qu'il se « démenait » au sol. A. B. criait contre les policiers, mais le gendarme Smith ne pouvait pas comprendre ce qu'il disait, car A. B. parlait [traduction] « sans articuler et de façon incohérente ».

[128] Dans son rapport d'incident, la gendarme Sturge a indiqué qu'elle avait vu le gendarme Keeling au sol avec un homme non identifié. Elle est immédiatement sortie de son véhicule de police et a couru vers les lieux, où elle a pu voir que le gendarme Keeling et le gendarme Cholette luttaient avec l'homme. La gendarme Sturge s'est placée entre l'homme et le véhicule de police du gendarme Keeling pour aider à maîtriser l'homme. Elle a noté que l'homme était extrêmement ivre et couvert de terre de la tête aux pieds.

[129] Le sergent Gill a décrit dans son rapport d'incident qu'il avait vu le gendarme Keeling au-dessus d'un homme, tentant de le maîtriser. Le sergent Gill a été le dernier membre de la GRC à arriver sur les lieux. Il a souligné que l'homme semblait extrêmement ivre et résistait aux membres de la GRC qui tentaient de le maîtriser. Le sergent Gill a sorti ses menottes de sa pochette, mais a ensuite remarqué qu'un autre membre de la GRC avait déjà sorti les siennes.

[130] La Commission a examiné l'enregistrement vidéo de l'incident et a observé ce qui suit :

  • - Le gendarme Keeling se dirige rapidement vers A. B., qui est assis par terre. Le gendarme Keeling tend les bras vers A. B., puis se penche contre lui. A. B. est maintenant sur les mains et les genoux.
  • - A. B. s'éloigne du gendarme Keeling, qui se penche sur A. B. et lui agrippe les épaules. On l'entend lui ordonner de se coucher par terre.
  • - Le gendarme Keeling semble alors s'agenouiller sur A. B. pendant moins d'une seconde, et semble vouloir ainsi faire bouger A. B. pour tenter de lui dégager les mains (A. B. étant encore à quatre pattes).
  • - A. B. tourne sur son côté droit et le gendarme Keeling se penche sur A. B., les mains sur le côté du corps d'A. B.
  • - L'enregistrement devient alors légèrement flou, mais le gendarme Keeling semble saisir et soulever le bras gauche d'A. B., puis faire pivoter A. B. sur son dos en continuant de lui tenir les bras. Le gendarme Cholette court vers A. B. et le gendarme Keeling.
  • - Le gendarme Keeling et le gendarme Cholette s'accroupissent; ils semblent tous deux avoir les mains sur A. B. et semblent tenter de l'immobiliser. Il est difficile de voir précisément ce que font les membres de la GRC et A. B.
  • - Le gendarme Smith court vers A. B., le gendarme Keeling et le gendarme Cholette.
  • - Les trois membres de la GRC sont accroupis ou agenouillés autour d'A. B. La gendarme Sturge marche rapidement vers le groupe.
  • - La gendarme Sturge place ses mains sur le dos du gendarme Keeling, qui est accroupi du côté gauche d'A. B. Le gendarme Smith est aussi accroupi, toujours au centre du groupe. Le gendarme Cholette est le plus près du véhicule de la GRC, toujours accroupi ou à genoux. On continue d'entendre crier, mais les mots sont inintelligibles.
  • - Le sergent Gill arrive, visible dans le coin supérieur gauche de l'enregistrement vidéo. Les autres membres de la GRC continuent de lutter avec A. B.
  • - Quelqu'un (qui sera plus tard identifié comme étant l'homme qui enregistre l'incident) crie « Fuck youse [sic] ».
  • - Les membres de la GRC sont encore dans les mêmes positions, semblant lutter avec A. B., mais encore une fois, on ne voit pas exactement ce que fait chaque membre de la GRC, sauf le sergent Gill, qui semble se tenir debout et surveiller, alors que les quatre autres membres de la GRC sont accroupis plus près du sol.
  • - Tous les membres de la GRC se lèvent; A. B. est au sol, menotté, se roulant sur le sol.
  • - Le gendarme Keeling et le gendarme Cholette lèvent A. B. sur ses pieds; les autres membres de la GRC sont debout et obstruent la vue. On ne voit pas comment A. B. a été mis debout.

Arrestation – Placer A. B. dans le véhicule de police

[131] Dans sa déclaration écrite, le gendarme Keeling a mentionné qu'A. B. avait refusé volontairement d'entrer dans le camion de police. Le gendarme Keeling et le gendarme Cholette tenaient les bras d'A. B., mais A. B. [traduction] « se bloquait les pieds dans le cadre de porte pour éviter qu'on le pousse dans le véhicule ». Depuis la portière arrière du côté passager, le gendarme Smith a tenté de faire entrer A. B. dans le véhicule en le tirant par le manteau, mais A. B. poussait ses pieds contre la portière, empêchant sa fermeture. Le gendarme Keeling et le sergent Gill ont alors poussé la portière, mais A. B. a continué à pousser dans l'autre sens. Le gendarme Keeling a ensuite ouvert la portière et a levé les pieds d'A. B. en même temps que le sergent Gill a poussé sur la portière pour la fermer.

[132] Les comptes-rendus des autres membres de la GRC, tels que consignés dans leurs rapports de police, sont conformes au compte-rendu du gendarme Keeling. Le gendarme Smith a noté qu'A. B. tirait pour se déprendre et donnait des coups de pied aux agents alors qu'il était escorté jusqu'au camion. La gendarme Sturge a également consigné dans son rapport qu'un groupe de jeunes s'est approché des lieux lors de l'arrestation. Elle a reconnu que l'un des jeunes était un homme qui, dans un incident antérieur, avait vraisemblablement donné un coup de poing dans le dos du gendarme Cholette et lui aurait craché dessus, et qui avait fait semblant de s'élancer pour donner un coup de bâton à la gendarme Sturge. Sur les lieux de l'arrestation d'A. B., la gendarme Sturge a crié à ce jeune et aux autres de s'éloigner, mais ils n'ont pas écouté et se tenaient très près de l'endroit où l'on procédait à l'arrestation d'A. B.

[133] La Commission a examiné l'enregistrement vidéo de l'incident et a observé ce qui suit :

  • - Le gendarme Keeling, le gendarme Cholette et le gendarme Smith tiennent A. B. et le font marcher, contournant la portière ouverte arrière du côté conducteur du véhicule; A. B. ne semble pas stable sur ses pieds.
  • - Tous les membres de la GRC regardent à droite de l'écran et le sergent Gill pointe du doigt et crie : [traduction] « Éloignez-vous! »
  • - Le gendarme Smith ouvre d'abord la portière du véhicule, puis le gendarme Cholette l'ouvre davantage une fois qu'il peut l'atteindre. Le gendarme Smith, le gendarme Cholette et le gendarme Keeling tentent de faire entrer A. B. dans le véhicule, mais A. B. semble se débattre et pousser pour s'éloigner du véhicule.
  • - Deux enfants apparaissent à quelques pieds des membres de la GRC et du véhicule. La gendarme Sturge et le sergent Gill crient aux enfants : [traduction] « Éloignez-vous! »; les enfants restent là et regardent ce qui se passe.
  • - On entend les cris d'un passant. La gendarme Sturge se tient près de la portière avant du véhicule. Tous les autres membres de la GRC sont regroupés près de la portière arrière du véhicule; ils peinent toujours à y faire entrer A. B. Le gendarme Cholette se tient près de la portière arrière du véhicule, alors que le sergent Gill se tient derrière le gendarme Keeling et le gendarme Smith, qui sont à l'entrée de la portière arrière du véhicule (la portière étant ouverte).
  • - Le gendarme Smith court de l'autre côté du véhicule. Un passant continue de crier. Le gendarme Keeling lutte avec A. B., qui semble essayer de sortir du véhicule.
  • - Le gendarme Cholette s'approche de la portière du véhicule et semble tenter d'aider le gendarme Keeling à maintenir A. B. dans le véhicule.
  • - Le gendarme Smith s'incline dans le véhicule (du côté droit); le gendarme Keeling et le gendarme Cholette sont toujours du côté gauche du véhicule pour tenter de faire entrer A. B., alors que la gendarme Sturge et le sergent Gill se tiennent derrière les gendarmes Keeling et Cholette.
  • - Le gendarme Cholette commence à fermer la portière, mais la portière s'arrête à mi-chemin, semblant obstruée par les jambes ou les pieds d'A. B.
  • - Le gendarme Keeling se penche dans le véhicule pendant que le sergent Gill tient la portière du véhicule en place.
  • - Le gendarme Keeling s'éloigne de la portière, et un membre de son groupe dit [traduction] « allez, allez, allez », puis le sergent Gill et le gendarme Keeling poussent la portière, qui est alors presque fermée, mais quelque chose l'obstrue.
  • - Le gendarme Keeling ouvre complètement la portière et se penche vers la portière. Le gendarme Keeling semble lutter avec A. B. Le gendarme Smith marche vers l'arrière du camion.
  • - Le gendarme Cholette ouvre la portière arrière de l'autre côté du véhicule de la GRC.
  • - Le sergent Gill tient ouverte la portière arrière gauche du véhicule, se préparant à fermer la portière une fois que ce pourra être fait. Le gendarme Keeling s'incline et se penche dans à travers la portière ouverte, luttant avec A. B. Ces efforts pour maintenir A. B. sur la banquette arrière du véhicule de police durent environ trente secondes.
  • - Le gendarme Cholette semble se pencher dans le véhicule pendant que le gendarme Smith est debout à côté de lui.
  • Le gendarme Keeling parvient à fermer la portière arrière du véhicule de la GRC.

Analyse du recours à la force lors de l'arrestation d'A. B.

[134] Pour s'acquitter de leurs fonctions, les policiers peuvent être tenus de recourir à la force. Toutefois, le paragraphe 25(1) du Code criminel restreint le pouvoir de recourir à la force :

Quiconque est, par la loi, obligé ou autorisé à faire quoi que ce soit dans l'application ou l'exécution de la loi […] b) soit à titre d'agent de la paix ou de fonctionnaire public […] est, s'il agit en s'appuyant sur des motifs raisonnables, fondé à accomplir ce qu'il lui est enjoint ou permis de faire et fondé à employer la force nécessaire pour cette fin.

[135] La politique et la formation de la GRC complètent l'article 25 du Code criminel en expliquant les obligations des membres de la GRC en matière de recours à la force. La politique et la formation de la GRC sont conformes aux exigences selon lesquelles le recours à la force doit être raisonnable en toutes circonstances. Les principes du Modèle d'intervention pour la gestion des incidents (MIGI) de la GRCNote de bas de page 16 sont utilisés pour former et guider les membres en fonction des éléments de la situation afin de déterminer si le recours à la force est nécessaire dans les circonstances ainsi que le type et le degré de force nécessaire. Les membres de la GRC doivent évaluer le risque que pose un sujet, et déterminer le niveau d'intervention approprié, qui peut comprendre le recours à la force. Le MIGI véhicule le concept de proportionnalité entre le comportement d'une personne et l'intervention policière lorsque l'on examine toutes les circonstances.

[136] Pour les motifs susmentionnés, la Commission a conclu qu'il était raisonnable pour le gendarme Keeling d'arrêter A. B. et de procéder rapidement, compte tenu des circonstances. L'identité de l'homme en question était alors inconnue, et les suspects de sexe masculin liés à plusieurs appels récents, dont un appel à haut risque lié à une arme à feu, n'avaient toujours pas été trouvés. Pour cette raison, et compte tenu du comportement agressif et de l'état d'ébriété d'A. B., une arrestation rapide impliquant plusieurs membres de la GRC était raisonnable dans les circonstances.

[137] Deux témoins ont déclaré que la police n'aurait pas dû recourir à la force contre A. B. pendant l'arrestation. Un témoin (l'homme qui a fait l'enregistrement vidéo) a déclaré qu'A. B. n'avait pas résisté, du moins au début de l'interaction, et n'avait pas la force de se battre. A. B. a déclaré que quelques policiers l'avaient étranglé.

[138] A. B. était au sol pendant que les membres de la GRC tentaient de le menotter. Dans l'enregistrement vidéo de l'incident, pendant la plus grande partie du temps où A. B. est au sol, le point de vue sur A. B. est obstrué par les membres de la GRC qui sont accroupis ou debout près de lui. On peut comprendre que ce témoin, qui regardait l'incident depuis une certaine distance et en « temps réel », ait pu avoir l'impression qu'A. B. ne résistait pas aux policiers, alors que l'enregistrement vidéo ne permet pas de voir la plus grande partie du comportement d'A. B. lors de son menottage.

[139] Toutefois, l'enregistrement montre clairement que les membres de la GRC avaient de la difficulté à maîtriser A. B. et à lui passer les menottes. Les versions des événements qu'ont fournies les membres de la GRC correspondent généralement aux actions qui sont observées dans l'enregistrement vidéo. Ils ont indiqué qu'A. B. essayait de se lever (ce qu'on peut voir à deux reprises dans l'enregistrement), en serrant les poings et en tirant les bras pour placer ses mains sous son corps. Les policiers ont déclaré qu'A. B. avait refusé plusieurs fois de se conformer à leurs ordres.

[140] L'enregistrement montre qu'A. B. a tenté de donner des coups de pied aux membres de la GRC alors qu'il était dirigé vers le véhicule de la GRC, et on voit clairement que les policiers ont eu de la difficulté à le placer dans le véhicule et à fermer les portières. Le fait que l'enregistrement vidéo montre A. B. afficher un comportement agressif et résister à son arrestation alors qu'il était dirigé vers le véhicule, puis placé dans le véhicule, donne foi aux comptes-rendus des policiers selon lesquels A. B. résistait aussi à l'arrestation alors qu'il était au sol.

[141] Le MIGI décrit divers types de comportements que les policiers peuvent rencontrer :

Résistant actif

Le sujet manifeste physiquement son refus d'obéir aux ordres de l'agent sans toutefois commettre une agression. Par exemple, il peut s'écarter brusquement pour empêcher la maîtrise par l'agent ou échapper à celle-ci; il peut aussi s'éloigner ouvertement de l'agent. La fuite est un autre exemple de résistance active.

Agression

Le sujet tente ou menace, par une action ou un geste, d'employer la force, ou emploie la force contre une autre personne, s'il a à ce moment la capacité, ou s'il porte l'agent à croire, pour des motifs raisonnables, qu'il a alors la capacité d'accomplir son dessein. Par exemple, il peut donner des coups de pied ou de poing, ou tout simplement afficher un langage corporel menaçant signalant son intention d'être agressifNote de bas de page 17.

[142] Le MIGI décrit également, en termes généraux, différents types de contrôle physique que les membres de la GRC peuvent utiliser selon le comportement auquel ils sont confrontés :

Contrôle physique

Le modèle présente deux niveaux de contrôle physique : modéré et intense. En général, il s'agit de toute méthode physique employée pour maîtriser le sujet sans avoir recours à une arme.

Les techniques modérées peuvent être employées pour distraire le sujet et faciliter l'emploi d'une tactique de maîtrise. Les techniques de distraction comprennent entre autres les gifles et la soumission par points de compression. Les tactiques de maîtrise comprennent l'escorte, la contention, le blocage des articulations et le menottage sans résistance, méthodes qui sont moins susceptibles de causer des blessures.

Les techniques intenses visent à mettre fin à un comportement indésirable ou à permettre l'emploi d'une tactique de contrôle et elles présentent un plus grand risque de blessure. Elles comprennent les techniques à mains nues, comme les coups de poing et les coups de pied. L'étranglement carotidien figure aussi parmi les techniques intensesNote de bas de page 18.

[143] La force utilisée par les membres de la GRC lors de l'arrestation d'A. B. a consisté à l'agripper, à faire pivoter son corps au sol, et à tenir et tirer ses bras pour parvenir à le menotter. Les membres de la GRC ont également tiré et poussé A. B. lorsqu'ils tentaient de l'asseoir à l'arrière du véhicule de police. Ces actions constituaient un recours à la force relativement minime et conforme au contrôle physique de niveau « modéré » que décrit la politique de la GRC.

[144] Le gendarme Keeling a aussi utilisé un contrôle physique de niveau « intense » lorsqu'il a appliqué un coup de genou au haut du dos d'A. B. Bien qu'une telle mesure présentait un risque plus élevé de causer des blessures, elle était conforme à la politique de la GRC, car elle visait « à mettre fin à un comportement indésirable ou à permettre l'emploi d'une tactique de maîtrise ». Le gendarme Keeling a déclaré qu'il avait appliqué un coup de genou pour distraire A. B. – qui résistait physiquement de diverses façons et ne se conformait pas aux ordres des policiers – afin de permettre aux membres de la GRC de lui passer les menottes, ce qu'ils ont ensuite été en mesure de faire.

[145] La Commission conclut que, compte tenu du fait qu'A. B. résistait activement et avait un comportement agressif, il était nécessaire et raisonnable que les membres de la GRC aient recours à la force au cours de son arrestation. La force employée par les membres de la GRC était proportionnelle au comportement d'A. B. et était raisonnable. Dans les circonstances, bien qu'A. B. ait été arrêté pour une infraction mineure, ce n'aurait pas été une option viable pour les membres de la GRC que de le laisser partir et de traiter l'infraction par d'autres moyensNote de bas de page 19. L'état d'ébriété et la conduite d'A. B. étaient tels qu'il pouvait poser un risque pour autrui ou pour lui-même s'il n'était pas arrêté. Par conséquent, le recours à la force par les membres de la GRC était nécessaire dans ce contexte élargi, et proportionnel au niveau de résistance rencontré dans le cadre d'une arrestation licite.

[146] Rien n'indique qu'A. B. a subi des blessures ayant résulté de son interaction initiale avec les membres de la GRC. A. B. lui-même n'a pas signalé de blessure à ce moment-là ni par la suite. Les membres de la GRC n'ont pas déclaré qu'A. B. avait des blessures, et un gardien a dit aux enquêteurs de la Commission qu'A. B. n'était pas blessé à son arrivée au détachement de la GRC.

Les membres de la GRC emmènent A. B. au détachement de la GRC

Droits garantis par la Charte

Conclusion 7 : A. B. n'a pas été informé de façon significative de son droit de consulter un conseiller juridique et ne s'est pas vu donner l'occasion d'en consulter un lorsqu'il était redevenu sobre, une fois au détachement.

[147] Dans sa déclaration écrite, le gendarme Keeling a expliqué que, pendant qu'il transportait A. B. au détachement, il avait dit à A. B. qu'il était en état d'arrestation pour avoir troublé la paix, et l'avait informé de ses droits garantis par la Charte. A. B. n'avait pas répondu lorsqu'on lui avait demandé s'il comprenait.

[148] Lorsque les enquêteurs du SPO ont demandé au gendarme Cholette si lui ou le gendarme Keeling avait lu à A. B. la mise en garde de la police ou lui avait indiqué qu'il avait droit à un avocat, il a répondu : [traduction] « Lorsque [A. B.] était dans le camion en route vers le détachement et, compte tenu de son état d'ébriété avancé, il n'a pas été informé de ses droits à ce moment-là. Je ne suis pas certain qu'il aurait même compris ses droits – ses droits garantis par la Charte et son droit à l'assistance d'un avocat. »

[149] Le gendarme Cholette a déclaré qu'il ne savait pas si A. B. avait été informé de ses droits par la suite. Il a expliqué que [traduction] « la pratique courante, ici, est de les informer à nouveau de leurs droits une fois qu'ils sont sobres et en mesure de comprendre – pour nous assurer qu'ils comprennent ».

[150] Dans le Rapport sur le prisonnier (formulaire C-13) d'A. B., la mention « too intox » (trop ivre) est inscrite à côté des cases intitulées « Charte lue », « Mise en garde lue » et « Avocat contacté ».

[151] On ne sait pas exactement qui a rempli le Rapport sur le prisonnier d'A. B. On ne sait pas non plus à quel moment ce formulaire a été rempli, étant donné qu'il contient la mention [traduction] « A été agressé par un autre prisonnier, visite d'une infirmière à est devenu agressif ».

[152] En réponse aux questions de suivi de la Commission, le conseiller juridique du gendarme Keeling a déclaré que le gendarme Keeling n'avait pas pour pratique d'écrire « trop ivre » dans un document comme un Rapport sur le prisonnier, et qu'au souvenir du gendarme Keeling, il n'avait pas écrit une telle chose dans le Rapport sur le prisonnier d'A. B.

[153] Aucune autre information dans les documents dont dispose la Commission ne semble indiquer qu'A. B. ait été informé de ses droits par la suite alors qu'il se trouvait au détachement, et rien n'indique qu'il a demandé de communiquer avec un avocat.

[154] L'article 10 de la Charte canadienne des droits et libertés (« la Charte ») stipule ce qui suit :

10. Chacun a le droit, en cas d'arrestation ou de détention : [...]

b) d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit; [...]

[155] L'article 10 impose une obligation aux policiers. Cette obligation comprend deux composantes : une composante informative et une composante de mise en œuvre. Autrement dit, la police doit informer un détenu de ses droits et lui donner la possibilité raisonnable d'exercer ces droits. La politique de la GRC stipule également que les membres de la GRC doivent [traduction] « [d]onner au détenu la possibilité d'exercer ses droitsNote de bas de page 20 ».

[156] Des éléments de preuve sont contradictoires quant à savoir si le gendarme Keeling avait informé A. B. de ses droits au moment où ils étaient dans le véhicule de police. Toutefois, l'information disponible donne à penser qu'A. B. n'a pas été informé de ses droits, qu'on ne lui a pas « relu » ses droits une fois qu'il était sobre, et qu'il n'a pas eu la possibilité de communiquer avec un avocat à quelque moment que ce soit pendant sa détention de 18 heures. Il est vrai que les policiers prévoyaient de libérer A. B. une fois qu'il serait sobre (comme il est indiqué dans son Rapport sur le prisonnier) et n'avaient donc pas l'intention de l'accuser d'une infraction; toutefois, la loi stipule que toutes les personnes arrêtées ont le droit à l'assistance d'un avocat.

Fouille effectuée sur A. B.

Conclusion 8 : Tout en reconnaissant que la sécurité des prisonniers et des membres de la GRC est de la plus haute importance, la Commission rappelle que les fouilles à nu ne doivent pas être effectuées de façon systématique.

Conclusion 9 : En l'espèce, il était raisonnable et dans l'intérêt de la sécurité d'A. B. que les membres de la GRC lui retirent ses vêtements mouillés.

Conclusion 10 : Pour la sécurité de toutes les parties, il était raisonnable qu'un certain nombre de membres de la GRC participent à la fouille.

Conclusion 11 : A. B. aurait dû se voir offrir une couverture ou une blouse, si cela pouvait être fait en toute sécurité, d'autant plus que la raison pour laquelle on lui a retiré ses vêtements était pour sa propre sécurité afin d'éviter qu'il souffre d'hypothermie.

Conclusion 12 : Dans l'ensemble, le recours à la force par les membres de la GRC pendant la fouille d'A. B. n'était pas déraisonnable. Néanmoins, la Commission avise les membres de la GRC d'utiliser le minimum de force nécessaire dans une situation donnée.

Recommandation 3 : Les membres de la GRC qui ont participé à la fouille d'A. B. (le gendarme Keeling, le gendarme Smith, le gendarme Cholette, et le sergent Gill à titre de superviseur) devraient recevoir une orientation opérationnelle concernant la fourniture d'une couverture ou d'une blouse aux prisonniers.

[157] Lors de son entrevue avec la Commission, A. B. n'avait qu'un souvenir limité d'avoir été amené au détachement et fouillé. Il a déclaré se souvenir que les policiers lui ont enlevé ses vêtements et lui ont donné une sorte de vêtement blanc, comme une veste. A. B. se souvenait d'avoir donné des coups de pied et des coups de poing sur la porte, mais ne se souvenait pas si c'était avant ou après la fouille.

[158] Selon les dossiers de la GRC, A. B. était demeuré non coopératif à son arrivée au détachement de la GRC de Kinngait. Les rapports indiquent, entre autres, qu'A. B. refusait de sortir du véhicule de police, et qu'une fois sorti, il se raidissait délibérément les jambes pour éviter de marcher. Les membres de la GRC ont alors dû transporter A. B. dans le détachement, ce qui était difficile en raison des nombreux escaliers à monter pour entrer dans l'immeuble.

[159] Selon la déclaration écrite du gendarme Keeling, les membres de la GRC ont amené A. B. dans la cellule no 3 [traduction] « pour effectuer la fouille pendant qu'il était sous contrôle ». A. B. s'est couché sur le ventre et le gendarme Keeling lui a maintenu les bras pendant que le gendarme Smith retirait les [traduction] « vêtements excessivement mouillés » d'A. B. et que le sergent Gill lui enlevait les menottes. Pendant ce processus, A. B. bougeait les jambes et tentait de se tortiller.

[160] Le gendarme Keeling a observé qu'A. B. avait du sang séché sous le nez, mais qu'il n'avait [traduction] « aucune blessure visible découlant d'un contact avec la police et n'avait mentionné aucune douleur pendant [la] fouille ».

[161] Dans le rapport du gendarme Smith, ce dernier a expliqué en détail que les membres de la GRC ont placé A. B. au sol pour lui retirer ses vêtements et ses biens en toute sécurité. Lors de son entrevue avec les enquêteurs du SPO, le gendarme Smith a expliqué que normalement, une personne arrêtée était prise en charge selon un processus normalisé, mais que dans ce cas-ci, A. B. était trop agité et il aurait été dangereux pour les membres de la GRC de suivre la pratique normalisée. Par conséquent, A. B. a été amené directement dans une cellule et ses vêtements lui ont été retirés. Les policiers se sont assurés qu'A. B. n'avait sur lui aucun bien non autorisé, et qu'il n'avait aucune arme ou quoi que ce soit qui pourrait être utilisé pour se blesser ou blesser autrui. Le gendarme Smith a précisé qu'il y a un [traduction] « pourcentage élevé de suicides ici, et beaucoup de problèmes de santé mentale » et que des gens se sont pendus avec des vêtements par le passé. Il a déclaré : [traduction] « Je sais que ce n'est pas la procédure partout ailleurs, mais ici, il y a un risque trop réel que ça arrive. » Le gendarme Smith a précisé qu'il n'est pas pratique courante, au détachement de Kinngait, d'enlever les vêtements de toutes les personnes en état d'ébriété, mais qu'ils enlèvent, ou demandent aux prisonniers d'enlever, des choses comme des cordons.

[162] Le gendarme Smith a également noté que lorsqu'il a observé A. B. à la lumière, A. B. avait l'air d'aller bien, de n'avoir aucune blessure.

[163] Dans le rapport du gendarme Cholette, ce dernier a noté qu'A. B. [traduction] « continuait de ne pas se conformer aux ordres » pendant son traitement au détachement, et que les membres de la GRC l'ont fouillé et lui ont retiré des effets personnels [traduction] « conformément à la politique sur l'hébergement sécuritaire ». Il a également dit aux enquêteurs du SPO que les policiers devaient retirer les vêtements d'A. B. parce qu'ils étaient trempés et que cela posait un risque d'hypothermie. Le gendarme Cholette a déclaré que les membres de la GRC peuvent fournir aux prisonniers une couverture ou une blouse, mais pas de vêtements supplémentaires.

[164] Le sergent Gill a décrit dans son rapport qu'A. B. était extrêmement ivre et avait de la difficulté à marcher. En ce qui concerne la fouille, le sergent Gill a déclaré que le gendarme Keeling et le gendarme Smith ont placé A. B. sur le sol et l'ont déshabillé en raison du fait que ses vêtements étaient mouillés.

[165] Le sergent Gill a expliqué aux enquêteurs du SPO que le détachement de Kinngait compte quatre cellules. Au moment où A. B. y a été amené, il y avait quatre hommes dans la cellule no 1. La cellule no 2 hébergeait [traduction] « une personne à très haut risque qui était en état d'ébriété et qui était très belliqueuse, et [le sergent Gill] n'aurait jamais voulu mettre qui que ce soit avec lui ». Il y avait une femme dans la cellule no 3 et une autre femme dans la cellule no 4. Plus tôt dans la soirée, les deux femmes s'étaient disputées et avaient alors dû être séparées.

[166] Les membres de la GRC ont déterminé qu'ils n'avaient pas d'options viables pour loger A. B.; selon le sergent Gill, ils ont alors décidé de mettre en liberté la femme « plus sobre », qui était en cellule depuis six heures et demie. Il a donc été possible de loger A. B. dans la cellule no 3. Selon le sergent Gill, il n'était pas inhabituel que les cellules soient occupées [traduction] « s'il y a de l'alcool en ville ». Quelques semaines plus tôt, il y avait une nuit où treize personnes avaient dû être logées dans les cellules, et une autre nuit où ils y en avaient eu dix.  

[167] La Commission a examiné la vidéo de la fouille, qui a été enregistrée par le système vidéo en circuit fermé du détachement, où l'on voit le gendarme Keeling et le sergent Gill porter A. B., menotté, dans la cellule et le coucher sur le ventre. Le gendarme Smith suit immédiatement derrière les autres membres de la GRC et semble utiliser son pied pour tirer A. B. vers lui. Le gendarme Smith semble alors saisir la jambe d'A. B. et faire tourner A. B. afin qu'il soit complètement couché sur le ventre.

[168] Le gendarme Keeling tient les mains ou les bras d'A. B. tandis que le gendarme Smith, maintenant aidé par le gendarme Cholette, tente de retirer le pantalon d'A. B. Le sergent Gill est aussi dans la cellule, à l'écart. Le gendarme Smith tient en place la bande de taille du sous-vêtement d'A. B. pour s'assurer de ne pas enlever le caleçon en même temps que les pantalons.

[169] Le gendarme Keeling et le gendarme Smith tentent alors d'enlever quelque chose, possiblement un tee-shirt, qui semble avoir été enroulé autour des menottes ou placé sur celles-ci. Le gendarme Smith tient ensuite les jambes d'A. B. avec l'aide du gendarme Cholette, tandis que le sergent Gill et le gendarme Keeling semblent tenter d'enlever la chemise ou les menottes. On voit alors qu'A. B. n'a plus de menottes et que le gendarme Keeling et le gendarme Smith tentent d'enlever la chemise d'A. B. (il semblait porter un tee-shirt et une chemise à manches longues par-dessus le tee-shirt). Ils tirent sur les bras de la chemise avec une certaine force et parviennent à retirer les deux morceaux de vêtement en question.

[170] Trois des membres de la GRC quittent la cellule, le gendarme Keeling continuant de tenir A. B., puis le gendarme Keeling sort également. A. B. est laissé en sous‑vêtement, couché sur le sol de la cellule. On peut le voir s'agiter, donner des coups de pied, rouler et faire des doigts d'honneur avec les deux mains dans la direction de la caméra de surveillance. La fouille a pris environ trois minutes vingt secondes.

[171] En ce qui concerne les agissements d'A. B. pendant la fouille, il s'est, à un certain moment, déplacé rapidement, se retournant du côté droit et semblant tenter de s'éloigner du gendarme Keeling. C'est peut-être ce qui a incité le gendarme Smith à utiliser son pied pour tirer A. B. vers lui. À divers moments, on pouvait voir A. B. bouger les jambes. On pouvait le voir tourner la taille et rouler sur le côté gauche. Pendant une grande partie de la fouille, A. B. ne semblait pas bouger, possiblement parce qu'il était maîtrisé par les membres de la GRC.

[172] La politique de la GRCNote de bas de page 21 concernant la fouille d'une personne énonce ce qui suit :

2.3. Les fouilles corporelles doivent être effectuées de façon à porter le moins possible atteinte à la vie privée et à la dignité de la personne faisant l'objet de la fouille et à ne pas enfreindre l'article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés.

2.4. La fouille à nu n'est pas considérée comme une procédure policière habituelle.

NOTA : S'il est nécessaire de recourir à la force pour effectuer une fouille à nu, une force minimale doit être exercée en accord avec le Code criminel du Canada et le Modèle d'intervention pour la gestion d'incidents (MIGI).

2.5. Une fouille à nu ne doit être effectuée que s'il y a des motifs raisonnables de croire :

2.5.1. que le détenu dissimule des éléments de preuve liés à la raison de son arrestation;
2.5.2. que le détenu dissimule des objets qui peuvent lui servir à s'évader ou qui constituent un risque à sa sécurité ou à celle du policier ou du public.

2.6. Conformément à l'article 3.1.2., Fouille à nu, n'effectuer une fouille à nu que sur une personne du même sexe, et qu'en privé.

EXCEPTION : L'urgence de la situation exige une fouille immédiate pour la préservation des éléments de preuve ou pour assurer la santé et la sécurité des membres, des détenus et du public.

[173] Une fouille à nu est définie comme l'action « d'enlever ou de déplacer quelques‑uns ou tous les vêtements ou sous-vêtements d'une personne pour procéder à l'examen visuel des parties intimes, y compris les organes génitaux, les fesses et les seinsNote de bas de page 22 ». Comme il a été expliqué précédemment, une fouille à nu n'est pas considérée comme une procédure policière habituelle et ne devrait être effectuée que dans les circonstances précisées dans la politiqueNote de bas de page 23 et, si un recours à la force est nécessaire, en exerçant une force minimale.

[174] Dans ce cas-ci, les membres de la GRC ont retiré les vêtements d'A. B. de sorte qu'il était seulement en sous-vêtement lorsque les policiers sont sortis de la cellule. Selon la jurisprudence et la politique de la GRC, il s'agit d'une fouille à nu.

[175] La fouille a été effectuée par des policiers de sexe masculin et a été effectuée dans une cellule où personne d'autre n'était présent.

[176] Les membres de la GRC ont expliqué qu'ils avaient enlevé les vêtements d'A. B. parce qu'ils étaient détrempés. Le gendarme Cholette a déclaré qu'A. B. aurait pu être à risque d'hypothermie s'il avait été laissé dans ses vêtements mouillés. L'enregistrement vidéo de l'incident impliquant le véhicule de police et de l'arrestation d'A. B. a montré qu'A. B. s'était retrouvé au sol dans un fossé rempli d'eau. Les relevés météorologiques montrent que la température à Kinngait à ce moment-là était d'environ moins un degré Celsius avec un facteur de refroidissement éolien de moins cinq degrésNote de bas de page 24; certains membres de la GRC portaient des tuques.

[177] Le retrait de vêtements parce qu'ils sont mouillés n'est pas mentionné comme motif de fouille à nu dans la politique de la GRC; toutefois, dans ce cas-ci, les vêtements mouillés pourraient être considérés comme un article ayant pu poser un problème de sécurité pour le détenu. La Commission conclut qu'il était raisonnable et dans l'intérêt de la sécurité d'A. B. que les membres de la GRC lui retirent ses vêtements mouillés.

[178] Les fouilles corporelles doivent être effectuées de façon à porter le moins possible atteinte à la vie privée et à la dignité de la personne faisant l'objet de la fouille et à ne pas enfreindre l'article 8 de la Charte (fouilles, perquisitions ou saisies abusives). Dans ce cas-ci, trois et parfois quatre membres de la GRC ont participé à la fouille d'A. B. À première vue, ce nombre de policiers effectuant une fouille à nu peut sembler excessif à l'égard de la protection de la vie privée et de la dignité du détenu.

[179] Cependant, dès le début de son arrestation, A. B. avait résisté presque continuellement aux policiers et il était très ivre. Cette résistance s'est poursuivie alors qu'on l'amenait au détachement, puis dans une certaine mesure pendant que la fouille était effectuée.

[180] Fait important, le gardien du détachement a dit aux enquêteurs de la Commission qu'A. B. affichait de la [traduction] « rage » lorsqu'il a été amené au détachement. Lorsqu'on lui a demandé de donner des précisions à ce sujet, le gardien a déclaré : [traduction] « Pas seulement dans le cas d'[A. B.], mais aussi de beaucoup de détenus; lorsqu'ils sont amenés à notre détachement ou se trouvent dans le détachement, ils opposent habituellement une résistance. Donc, la rage qu'il affichait, c'était plutôt de la résistance. » Le gardien a expliqué qu'il connaissait A. B. en raison d'interactions antérieures au détachement et qu'il savait à quoi ressemblait son comportement lorsqu'il était en état d'ébriété.

[181] Pour la sécurité de toutes les parties, il était raisonnable qu'un certain nombre de membres de la GRC participent à la fouille. Il est également noté que le gendarme Smith a pris soin de tenir la bande de taille du sous-vêtement d'A. B. pendant que les policiers tentaient de lui enlever son pantalon, afin que le sous-vêtement ne soit pas tiré vers le bas. Les parties intimes d'A. B. n'ont jamais été exposées.

[182] Toutefois, A. B. a été laissé par terre en sous-vêtement et personne, y compris les membres de la GRC ou le gardien du détachement, ne lui a fourni une couverture ou une blouse. On ignore si A. B. a demandé quoi que ce soit pour se couvrir avant le lendemain matin, où il a demandé une couverture, qui lui a été fournie. Quoi qu'il en soit, dans les circonstances, A. B. aurait dû se voir offrir une couverture ou une blouse, si cela pouvait être fait en toute sécurité, d'autant plus que la raison de lui retirer ses vêtements était d'assurer sa sécurité afin d'éviter qu'il souffre d'hypothermie.

[183] A. B. est ainsi resté en sous-vêtement jusqu'à 7 h 25 le lendemain matin. C'était presque huit heures après son arrestation, et après qu'un autre détenu l'a gravement agressé. Il convient de noter qu'avant la mise en liberté d'A. B., le gendarme Keeling s'est présenté à la maison de la mère d'A. B. et a ramassé des vêtements propres qu'A. B. pourrait porter à sa sortie du détachement.

[184] L'un des membres de la GRC ayant participé à la fouille d'A. B. (le gendarme Keeling, le gendarme Smith, le gendarme Cholette, ou le sergent Gill à titre de superviseur) aurait dû s'assurer qu'A. B. recevait une couverture ou une blouse en temps opportun, dans la mesure où cela aurait pu être fait de façon sécuritaire. La Commission recommande que ces membres de la GRC reçoivent une orientation opérationnelle à cet effet. Cette mesure correspond à une recommandation de la Commission dans un récent rapport voulant que la GRC modifie sa politique nationale pour exiger que des matelas ou des couvertures soient fournis aux prisonniers dans tous les cas, sauf lorsqu'il existe un risque objectif pour la sécurité des policiers ou des prisonniers. La commissaire de la GRC a déjà convenu de donner suite à cette recommandation. Par conséquent, aucune recommandation supplémentaire à ce sujet n'est nécessaire dans le présent rapport.

[185] L'expert en la matière de la GRC, qui a examiné la fouille, a déclaré qu'elle avait été effectuée parce qu'A. B. avait exprimé des idées suicidaires. On ne sait pas exactement comment cette conclusion a été tirée, car la Commission ne dispose d'aucune information indiquant qu'A. B. ait tenu des propos concernant le suicide avant sa détention dans la cellule.

[186] Le gendarme Smith a mentionné qu'il y a un taux élevé de suicide dans la région et que, même si [traduction] « ce n'est pas la procédure partout ailleurs », il arrive communément que la police retire aux détenus divers articles, comme des cordons, qui peuvent servir à l'automutilation. Il a ensuite précisé que le détachement de Kinngait n'avait pas pour pratique générale de retirer les vêtements de tous les détenus en état d'ébriété. Tout en reconnaissant que la sécurité des prisonniers et des membres de la GRC est de la plus haute importance, la Commission a souvent constaté, dans ses rapports précédentsNote de bas de page 25, que les fouilles à nu ne doivent pas être effectuées de façon systématique. La Commission réitère cette conclusion. Dans ce cas-ci, le risque pour la sécurité causé par les vêtements mouillés justifiait la fouille à nu.

[187] En ce qui concerne le recours à la force pendant la fouille, on voit clairement qu'A. B. se tortillait et, dans une certaine mesure, cherchait à se dégager, et que les membres de la GRC le retenaient pour faciliter le retrait de sa chemise, de son tee-shirt et de ses pantalons. En général, la force utilisée était minime et nécessaire pour effectuer la fouille.

[188] Certains aspects de la fouille étaient toutefois plus préoccupants pour la Commission; plus précisément, les moments où le gendarme Smith a utilisé son pied pour tirer A. B. vers lui, puis a semblé saisir la jambe d'A. B. et le faire tourner de façon à ce qu'A. B. soit complètement sur le ventre. Cette manœuvre a amené le milieu du corps d'A. B. à heurter le sol. En outre, le gendarme Smith et, possiblement, le gendarme Keeling ont semblé retirer la chemise d'A. B. en la tirant par les manches avec une force considérable. Cette action aurait pu causer une blessure à A. B.

[189] Cela dit, lorsqu'elle évalue l'application spécifique de la force exercée, la Commission évite d'analyser la situation dans tous ses détails pris séparément, et s'appuie sur l'orientation des tribunaux, qui tendent à se prononcer contre le fait de mesurer le recours à la force « dans les moindres détails » :

[Traduction]
Pour évaluer la preuve à cet égard, je dois garder à l'esprit que le degré de force doit être considéré du point de vue subjectif des policiers ainsi que des circonstances objectives. Je dois également tenir dûment compte du fait qu'un policier, dans les exigences du moment, pourrait mal juger le degré de force nécessaire, et je dois donc éviter de juger ce policier en fonction de la norme de conduite qui, selon ce qu'on aura déterminé, assis dans le calme d'une salle d'audience, aurait été la meilleure voie à suivreNote de bas de page 26.

[190] Dans l'ensemble, la Commission conclut que le recours à la force par les membres de la GRC pendant la fouille à nu d'A. B. n'était pas déraisonnable. Néanmoins, la Commission avise les membres de la GRC d'utiliser le minimum de force nécessaire dans une situation donnée.

Soins médicaux fournis à A. B. après l'incident initial

Conclusion 13 : Il était raisonnable pour les membres de la GRC de ne pas demander que des soins médicaux soient prodigués à A. B. après son arrestation, car rien n'indiquait qu'il avait besoin de soins médicaux à ce moment-là.

[191] La Commission ne dispose d'aucune information indiquant qu'A. B. ait subi des blessures liées à l'incident avec le véhicule de police ou à la fouille. Le gardien a dit aux enquêteurs de la Commission qu'après qu'A. B a été fouillé et laissé dans la cellule, il faisait [traduction] « des bruits d'homme ivre heureux », qui sont très courants dans les cellules, et il se déplaçait dans la cellule très rapidement. Il était raisonnable pour les membres de la GRC de ne pas demander que des soins médicaux soient prodigués à A. B. après son arrestation, car rien n'indiquait qu'il avait besoin de soins médicaux à ce moment-là.

Voies de fait contre A. B. pendant sa détention, et conditions de détention dans le bloc cellulaire

Un autre homme est arrêté et placé dans la cellule no 3

[192] Après qu'A. B. a été placé dans la cellule, le sergent Gill et le gendarme Keeling, qui avaient tous deux été appelés à la maison alors qu'ils n'étaient plus en service afin d'aider à répondre à l'appel pour arme à feu, ont décidé de rester en service en raison du nombre élevé d'appels de service qui demeuraient en suspens.

[193] L'un de ces appels concernait une dispute conjugale où un homme de 35 ans, qui sera appelé J. J. dans ce rapport, a été arrêté pour voies de fait et bris de conditions. Plusieurs membres de la GRC ont répondu à cet appel à 0 h 5. Les dossiers de police indiquent que J. J. était [traduction] « très saoul et très agressif envers la police » au moment de son arrestation. Une femme sur les lieux avait des égratignures au visage et la bouche ensanglantée. Le gendarme Smith a expliqué que J. J. avait été arrêté dans sa chambre à coucher et qu'il avait, à sa sortie de la résidence, tenté de se jeter sur une femme, à quel moment le gendarme Keeling avait dû le retenir. J. J. était très agité et criait. Le gendarme Smith a indiqué se souvenir d'avoir pensé que [traduction] « ce gars-là [allait] être un problème à notre retour [au détachement] ».

[194] J. J. a été amené dans le bloc cellulaire du détachement de Kinngait pour y être logé. Le gendarme Keeling a écrit dans sa déclaration qu'il a utilisé du gaz poivré contre J. J. après que ce dernier a [traduction] « tenté d'endommager le camion de police pendant le transport et donné des coups de pied vers [le gendarme Keeling] alors que ce dernier cherchait à mieux le retenir ». Le gendarme Smith a expliqué qu'à son arrivée au détachement, J. J. continuait de résister, qu'il cherchait à se dégager et avait la bouche écumante. Le gendarme Smith et le gendarme Keeling lui ont fait monter les escaliers jusqu'au détachement.

[195] Les policiers ont alors été, une fois de plus, confrontés aux problèmes de capacité du bloc cellulaire du détachement de Kinngait cette nuit-là. Le gendarme Smith a réitéré aux enquêteurs du SPO que la cellule no 1 hébergeait quatre hommes, ce qu'il a qualifié de [traduction] « beaucoup trop pour cette cellule ». La cellule no 2 comptait deux hommes, dont l'un était un [traduction] « délinquant violent » qui n'aimait pas J. J. et qui était toujours prêt à se battre. La cellule no 3 logeait deux femmes, et il était donc impossible d'y loger J. J. Le gendarme Smith a expliqué ce qui suit :

[Traduction]
Donc, nous nous sommes dit que selon la loi de la déduction, la meilleure façon de procéder serait de – nous n'avions pas assez de cellules. Je veux dire, l'idéal aurait été de pouvoir le placer [J. J.] seul dans une cellule, mais ce n'était pas possible, alors on l'a mis dans la cellule no 3 avec [A. B.], qui était déjà là.

[196] J. J. a été placé dans la cellule no 3 avec A. B.

[197] Comme mentionné précédemment, du gaz poivré avait été utilisé contre J. J. après son arrestation. La politique de la GRCNote de bas de page 27 indique ceci :

On doit encourager la personne qui a reçu une pulvérisation à se détendre et à respirer normalement. On doit exposer la zone affectée à l'air frais et, dans la mesure du possible, la nettoyer à l'eau froide. Si les symptômes persistent ou si l'on croit que la personne est asthmatique ou en détresse, on doit obtenir des soins médicaux.

[198] Dans sa déclaration écrite, le gendarme Keeling a raconté qu'après que J. J. a été placé dans la cellule no 3, [traduction] « le gardien a été informé que [J. J.] avait été aspergé de gaz poivré et qu'on pouvait lui fournir de l'eau dans des gobelets ». Lors de son entrevue avec les enquêteurs de la Commission, le gardien a déclaré qu'il ne se souvenait pas de ce que les membres de la GRC lui avaient dit au sujet de J. J. lorsqu'il est arrivé au détachement; plus précisément, il ne se souvenait pas que quelqu'un lui ait dit que J. J. avait été aspergé de gaz poivré ou qu'il pourrait être nécessaire de lui fournir de l'eau.

[199] Le gardien a expliqué qu'il avait tiré la conclusion que J. J. avait probablement été aspergé de gaz poivré lorsqu'il a vu J. J. dans la cellule se frotter les yeux et l'a entendu faire des commentaires sur ses yeux. Il a également vu J. J. essayer d'activer les robinets au-dessus du lavabo et, après que cela n'a pas fonctionné, utiliser l'eau de la cuvette de toilette pour s'asperger le visage. Le gardien a expliqué que [traduction] « l'eau du lavabo [dans la cellule no 3] ne fonctionnait pas, et ne fonctionnait déjà pas avant cette nuit-là. Ce lavabo n'a jamais fonctionné depuis que j'ai commencé à travailler là. » Le gardien, qui occupait également un autre emploi de jour à temps plein dans la collectivité, un emploi non lié à celui de gardien de prison, travaillait au détachement depuis environ six mois. Le gardien a d'ailleurs mentionné avoir déjà vu, par le passé, d'autres prisonniers se décontaminer les yeux à l'aide de robinets. Il a aussi mentionné qu'il aurait pu donner de l'eau à J. J. par l'ouverture de la porte si J. J. avait été plus calme.

[200] En réponse aux questions de suivi de la Commission soumises par écrit, le conseiller juridique du gendarme Keeling a réitéré que le gardien avait reçu l'ordre de remettre à J. J. des gobelets d'eau pour l'aider à se décontaminer les yeux. L'avocat a également expliqué que [traduction] « lorsqu'on traite avec un suspect récalcitrant qui a été aspergé de gaz poivré, les agents sont limités quant à ce qu'ils peuvent faire. En fin de compte, la décontamination prend tout simplement du temps. »

[201] Les courriels internes de la GRC à la suite de l'incident démontrent que le sergent Gill a informé des officiers supérieurs qu'il venait d'apprendre que les robinets des cellules no 3 et no 4 ne fonctionnaient pas. Le sergent Gill en a parlé avec le gendarme Ferguson, qui aurait dit que les lavabos ne fonctionnaient déjà pas à son arrivée à Kinngait, deux ans et demi plus tôt. Le sergent Gill a expliqué que la [traduction] « Gestion des biens » était au courant de cette situation, car le gendarme Ferguson avait dû prendre des photos pour eux en mai 2018 afin de faire remplacer les toilettes et les lavabos des cellules, ce qui était initialement prévu en 2020, mais qui avait été retardé en raison de la pandémie de COVID-19. Le sergent Gill avait alors demandé : « Par contre, ma question est de savoir pourquoi il aurait fallu deux ans pour remplacer les toilettes et les lavabos? »

[202] La Commission a examiné l'enregistrement vidéo de la cellule no 3 et a constaté qu'après avoir été placé dans la cellule, J. J. a tenté à plusieurs reprises d'utiliser les robinets au-dessus du lavabo. Après n'avoir manifestement pas pu utiliser l'eau des robinets, il s'est éclaboussé à plusieurs reprises le visage avec l'eau de la cuvette de toilette. J. J. l'a fait à de nombreuses reprises pendant environ vingt minutes. À un moment donné, J. J. a enlevé ses shorts et son sous-vêtement, qu'il a utilisés pour s'essuyer le visage.

[203] Dans le cadre de l'examen de la GRC réalisé par un agent indépendant concernant les activités dans le bloc cellulaire, l'agent chargé de l'enquête s'est rendu au détachement de Kinngait et a noté que le détachement disposait d'une bouteille de solution pour lavage oculaire, mais qu'elle se trouvait dans l'espace clos des toilettes du gardien. De plus, cette bouteille était vide.

Mesures prises pour assurer la sécurité d'A. B. et des autres détenus

Conclusion 14 : Le manque d'espace pour les prisonniers a créé un environnement dangereux pour les détenus, les membres de la GRC et le personnel du détachement.

Conclusion 15 : Le fait que J. J. n'ait pas été décontaminé avant d'être placé dans la cellule a été exacerbé par le manque d'eau du robinet dans la cellule en raison d'un lavabo brisé, entraînant une situation inacceptable où le prisonnier a dû utiliser à plusieurs reprises l'eau de la cuvette de toilette pour soulager son inconfort. Cela a soulevé de graves préoccupations en matière de santé et de sécurité, et le fait que A. B. partage une cellule avec J. J. a contribué à accroître le risque pour A. B.

Conclusion 16 : Conformément aux politiques de la GRC, J. J. aurait dû recevoir de l'eau pour se décontaminer, surtout lorsqu'il était évident qu'il éprouvait de l'inconfort.

Conclusion 17 : Il était déraisonnable que la bouteille de solution de lavage oculaire ait été laissée vide et qu'elle ait été placée dans un endroit peu pratique.

Conclusion 18 : Il était déraisonnable que le lavabo de la cellule no 3 soit laissé dans un état non fonctionnel, apparemment pendant deux ans.

Conclusion 19 : Il était raisonnablement prévisible que le fait de mettre J. J. et A. B. dans la même cellule pouvait avoir des conséquences négatives. Le fait de loger J. J. et A. B. dans la même cellule a créé un environnement dans lequel des voies de fait graves ont été commises.        

Conclusion 20 : La décision de placer J. J. et A. B. dans la même cellule était le résultat direct du manque d'options acceptables offertes aux membres de la GRC en raison du manque d'espace pour les prisonniers.

Recommandation 4 : Les locaux du détachement de Kinngait devraient être agrandis pour en augmenter la capacité jusqu'à dix cellules.

Recommandation 5 : Le gendarme Keeling et le sergent Gill devraient recevoir une orientation opérationnelle sur l'importance de décontaminer les prisonniers.

Recommandation 6 : Les lavabos et les toilettes des cellules du détachement de Kinngait devraient être réparés et entretenus conformément à la politique de la GRC.

Recommandation 7 : La bouteille de solution de lavage oculaire dans le détachement de Kinngait devrait être rangée à un endroit accessible et remplie régulièrement.

[204] La politique nationale de la GRCNote de bas de page 28 indique ce qui suit : « Toute personne sous la garde de la GRC doit être traitée convenablement et doit se voir accorder les droits prévus par la loi » et « La GRC est responsable du bien-être et de la protection des personnes sous sa garde. » En outre, la politique de la Division « V » (Nunavut) de la GRC indique que [traduction] « toutes les personnes détenues seront traitées avec équité et dignité »Note de bas de page 29 et que [traduction] « tous les membres doivent s'assurer du confort et de la sécurité des personnes détenues en tout temps »Note de bas de page 30.

[205] Il est évident qu'aucun effort n'a été déployé pour décontaminer J. J. après son arrestation. La bouteille de solution de lavage oculaire était rangée dans un endroit peu pratique, sans oublier qu'elle était vide. Ni le gardien ni les membres de la GRC n'ont fourni à J. J. de l'eau de toute autre manière que ce soit, par exemple dans un gobelet. Les témoignages divergent entre les parties quant à savoir si l'on a dit ou non au gardien de fournir de l'eau à J. J. Le gendarme Keeling a déclaré qu'il avait dit au gardien que J. J. avait été aspergé de gaz poivré et qu'on pouvait lui fournir de l'eau dans des gobelets. Toutefois, le gardien a déclaré ne pas se souvenir que quiconque lui ait dit de le faire, et qu'il a déduit lui-même, en observant J. J. dans la cellule, que du gaz poivré devait avoir été utilisé contre lui. Le gardien ne lui a toutefois fourni ni eau ni autre aide, expliquant qu'il aurait pu le faire si J. J. avait été plus calme.

[206] En fin de compte, conformément à la politique, ce sont les membres de la GRC qui sont responsables du bien-être des personnes sous la garde de la GRC. Ainsi, soit le gendarme Keeling (à titre de policier ayant procédé à l'arrestation et amené J. J. au détachement, où il a informé le gardien du dossier), soit le sergent Gill (à titre superviseur du gardien) aurait dû s'assurer que J. J. puisse se décontaminer les yeux. Le fait que J. J. n'ait pas été décontaminé avant d'être placé dans la cellule a été exacerbé par le manque d'eau du robinet dans la cellule en raison d'un lavabo brisé, entraînant une situation inacceptable où le prisonnier a dû utiliser à plusieurs reprises l'eau de la cuvette de toilette pour soulager son inconfort. Cela a soulevé de graves préoccupations en matière de santé et de sécurité, et le fait qu'A. B. partage une cellule avec J. J. a contribué à accroître le risque pour A. B.

[207] La Commission conclut que, conformément aux politiques de la GRC, J.J. aurait dû recevoir de l'eau pour se décontaminer, surtout lorsqu'il était évident qu'il éprouvait de l'inconfort. Il existe des renseignements contradictoires quant à savoir si le gendarme Keeling ou tout autre membre de la GRC a dit au gardien que J. J. avait été aspergé de gaz poivré ou lui a ordonné de fournir à J. J les moyens de se décontaminer. En fin de compte, toutefois, se sont les membres de la GRC qui sont responsables du bien-être des personnes sous leur garde. La Commission recommande que le gendarme Keeling et le sergent Gill reçoivent une orientation opérationnelle sur l'importance de décontaminer les prisonniers.

[208] La Commission constate également qu'il était déraisonnable que la bouteille de solution de lavage oculaire n'ait pas été remplie et qu'elle ait été placée dans un endroit peu pratique. Il était également déraisonnable que le lavabo de la cellule no 3 soit laissé dans un état non fonctionnel, apparemment pendant deux ans.

[209] La Commission recommande que les lavabos et les toilettes des cellules du détachement de Kinngait soient réparés et entretenus conformément à la politique de la GRC, et que la bouteille de solution de lavage oculaire soit rangée à un endroit accessible et remplie régulièrement.

Les voies de fait contre A. B.

[210] Environ vingt minutes après que J. J a été placé dans la cellule no 3, et après qu'A. B. est entré en contact avec lui à plusieurs reprises et a tenté de lui donner un coup de poing, J. J. a violemment agressé A. B. en lui donnant des coups de poing, des coups de pied et en le piétinant, et ce, lors de deux incidents distincts. Cela comprenait de nombreux coups puissants au visage, tandis qu'A. B. gisait au sol.

[211] Conformément à sa formation, le gardien n'a pas ouvert la cellule pour intervenir, mais a appelé les membres de la GRC, qui étaient à l'extérieur du détachement afin de répondre aux appels, pour qu'ils viennent l'aider avec cette situation. Après les voies de fait, A. B. était couché sur le côté, son visage ensanglanté, alors qu'une quantité importante de sang s'accumulait sur le sol, se mélangeant avec de l'eau qu'avait dispersée J. J. lorsqu'il s'éclaboussait précédemment le visage avec l'eau de la cuvette de toilette. Moins de deux minutes après le début des voies de fait, des membres de la GRC ont atteint la cellule et en ont fait sortir J. J. Ce dernier a été arrêté et accusé de voies de fait graves. Plus tard, il a été reconnu coupable et condamné à neuf mois de détention. Il a été mis en liberté pour [traduction] « peine déjà purgée », étant donné qu'il avait été incarcéré en attendant son procès.  

[212] Comme il a été mentionné à plusieurs reprises dans le présent rapport, il y avait, au cours de la nuit en question dans le détachement de la GRC de Kinngait, de graves problèmes liés à la capacité insuffisante du bloc cellulaire. La Commission conclut que le manque d'espace pour les prisonniers a créé un environnement dangereux pour les détenus, les membres de la GRC et le personnel du détachement.

[213] Le membre de la GRC qui a effectué l'examen par un agent indépendant après l'incident qui fait l'objet du présent rapport a consulté un membre du personnel de la Gestion des biens de la GRC, qui lui a expliqué que le nombre de prisonniers hébergés au détachement de Kinngait avait considérablement augmenté au cours des deux années précédentes. De l'avis du membre du personnel, [traduction] « avec cette hausse, le détachement aurait besoin de dix cellules par rapport aux quatre cellules actuelles pour répondre correctement au nombre de prisonniers ».

[214] En raison du volume élevé d'appels reçus le soir du 1er juin 2020, les membres de la GRC ont dû prendre de nombreuses décisions difficiles pour faire de la place aux nouveaux détenus. Par exemple, un prisonnier a été transféré de sa cellule à la salle d'entrevue du détachement, et un autre a été placé sur le siège arrière d'un véhicule de police lorsque les membres de la GRC ont quitté le détachement pour répondre à des appelsNote de bas de page 31. Les dossiers indiquent également qu'au moins l'une des personnes détenues a été mise en liberté même si elle était toujours en état d'ébriété. Cela avait été fait pour permettre la détention de prisonniers plus à risque. De plus, dans le cas de deux prisonniers, les documents d'admission comportaient des notes relatives à des préoccupations au titre de la Loi sur la santé mentale; toutefois, contrairement à ce qu'exige la politique de la GRC, aucun de ces prisonniers n'était seul dans sa cellule, en raison de la capacité insuffisante des cellules. L'une ou l'autre de ces situations aurait pu entraîner des préoccupations en matière de sécurité pour les détenus ou d'autres personnes.

[215] La politique de la GRCNote de bas de page 32 stipule que les membres de la GRC doivent « [séparer] les prisonniers lorsqu'il est nécessaire de le faire, p. ex. le prisonnier est suicidaire, constitue un risque pour la santé et la sécurité des autres, se livre à des activités sexuelles ».

[216] La présente affaire mettant en cause A. B. est, malheureusement, l'exemple de problèmes de capacité des cellules ayant donné lieu à un environnement où un conflit s'est produit, menant à des voies de fait graves. Bien que le délinquant, J. J., doive assumer l'entière responsabilité de la perpétration de cette infraction criminelle, il était raisonnablement prévisible que le fait de mettre J. J. et A. B. dans la même cellule pouvait avoir des conséquences négatives.

[217] A. B. était très ivre, au point où il ne pouvait pas rester en équilibre sur ses pieds et agissait de façon imprévisible. Il avait été impliqué dans une dispute chez son père et avait résisté aux policiers de façon continue. J. J., qui avait été arrêté pour des voies de fait présumées contre un membre de la famille, était si agressif et récalcitrant avec la police qu'on a dû utiliser du gaz poivré contre lui. J. J. était également en état d'ébriété et semblait être toujours incommodé par le gaz poivré. Alors que J. J. et A. B étaient logés dans la même cellule, A. B. ne cessait de trébucher un peu partout, heurtant parfois J. J., puis a éventuellement tenté d'asséner à J. J. un coup de poing circulaire, ce qui a été l'élément déclencheur des voies de fait de J. J. à son encontre.

[218] Les membres de la GRC, ayant examiné les solutions de rechange qui s'offraient à eux, ont essentiellement déterminé que le fait de mettre J. J. dans la cellule no 3 avec A. B. était la [traduction] « moins pire » des options. Les options ayant effectivement été très limitées, il est difficile de reprocher aux membres de la GRC d'avoir pris cette décision. Néanmoins, le fait de mettre J. J. et A. B. dans la même cellule a créé un environnement dans lequel des voies de fait graves ont été commises. 

[219] De plus, après que J. J. a violemment agressé A. B., il a finalement été placé dans la cellule no 1 avec quatre autres hommes. Le gendarme Keeling a expliqué dans sa déclaration écrite que J. J. avait accepté d'aller dans cette cellule de son plein gré, et que les hommes qui s'y trouvaient ont dit qu'ils étaient d'accord pour que J. J. les rejoigne. Néanmoins, cette disposition était loin d'être idéale, d'autant plus que les membres de la GRC avaient initialement déterminé qu'il n'était pas souhaitable de loger J. J. dans cette cellule parce qu'elle était déjà surpeuplée.

[220] Pour régler les importants problèmes de capacité cellulaire observés dans ce dossier, la Commission recommande que le détachement de Kinngait soit agrandi afin d'augmenter le nombre de cellules à dix, comme il est mentionné dans les rapports préliminaires et finaux de l'examen par un agent indépendant.

État du bloc cellulaire et du détachement

Conclusion 21 : L'état physique du détachement de Kinngait présentait des lacunes importantes, ce qui posait des risques pour la santé et la sécurité. Il était déraisonnable que le détachement soit dans cet état. En tant qu'institution, la GRC était chargée de maintenir le détachement et le bloc cellulaire dans un état qui ne présenterait aucun risque inacceptable pour la santé et la sécurité des membres de la GRC et des détenus.

Recommandation 8 : La GRC devrait mettre pleinement en œuvre les recommandations du rapport final de l'examen de la GRC par un agent indépendant en ce qui a trait à l'état physique du détachement de Kinngait.

Recommandation 9 : La GRC devrait envisager de remplacer complètement le bâtiment du détachement de Kinngait

[221] Le membre du personnel de la Gestion des biens qui a été consulté pendant l'examen de la GRC réalisé par un agent indépendant a conclu que [traduction] « le bloc cellulaire composé de quatre cellules est presque entièrement non conforme aux normes d'aménagement actuelles du Manuel de gestion des biens ». Le membre de la GRC qui a effectué l'examen par un agent indépendant a notamment observé ce qui suit :

  • - Les lavabos/robinets ne fonctionnaient pas dans les cellules no 3 et no 4.
  • - Les bancs des cellules no 1 et no 3 comportaient des bordures métalliques tranchantes, ce qui représentait un risque pour la sécurité.
  • - La poignée de porte de l'une des armoires de plomberie était brisée, cela faisant en sorte que la porte demeurait ouverte et causait une obstruction dans l'aire de détention.
  • - Les toilettes de chacune des quatre cellules n'étaient pas conformes à la politique de la GRC.

[222] En ce qui concerne les entrées du détachement, le membre de la GRC a noté que la porte arrière ne fonctionnait pas. Le sol à l'extérieur s'était soulevé et la porte était restée coincée en position fermée pendant une [traduction] « longue période ». Une telle situation présente évidemment un danger en cas d'incendie.

[223] Par conséquent, on devait toujours utiliser la porte d'entrée pour entrer et sortir du bâtiment, y compris pour tout transport de prisonniers. Cela posait également des problèmes, pour la raison que l'on accède à cette porte d'entrée par un long escalier métallique escarpé et exposé aux éléments, alors que le climat peut être particulièrement extrême au Nunavut. Plusieurs des membres de la GRC mêlés à l'incident en question ont mentionné à quel point cet escalier escarpé compliquait leur travail lorsqu'il s'agissait d'amener les personnes arrêtées au détachement de Kinngait. Cela était particulièrement vrai pour les prisonniers en état d'ébriété ou qui résistaient à leur arrestation. Un autre facteur de complication qu'a relevé l'examen par un agent indépendant était que la porte avant du détachement comportait deux ensembles de portes verrouillées, chacun devant être déverrouillé par les membres de la GRC pour pouvoir entrer dans l'immeuble, ce qui peut poser des difficultés pour les agents qui sont déjà occupés à maîtriser et transporter un détenu.

[224] Le rapport final de l'examen par un agent indépendant a aussi révélé qu'un examen de la sécurité matérielle du détachement de Kinngait avait été effectué en 2012, et que, selon un second examen des lieux en juin 2020, [traduction] « bon nombre des lacunes relevées en 2012 demeurent en suspens ». Ce rapport soulignait aussi notamment que le remplacement des portes des cellules avait été recommandé en 2007. Le rapport indiquait qu'un plan (le projet de renouvellement des cellules de 2020) avait été mis en œuvre, mais qu'il ne corrigeait pas les problèmes actuels de capacité.

[225] Il précisait également qu'à l'échelle des 25 détachements de la GRC au Nunavut, le détachement de Kinngait est l'un des neuf autres bâtiments de type « bulle » (ou roulotte) qu'il reste. Ces bâtiments de type « bulle » ont été construits dans les années 1980, le bâtiment du détachement de Kinngait ayant été construit en 1989.

[226] La Commission conclut que l'état physique du détachement de Kinngait présentait des lacunes importantes, ce qui posait des risques pour la santé et la sécurité. Il était déraisonnable que le détachement soit dans cet état, particulièrement alors que certaines lacunes avaient été relevées depuis déjà quelques années. En tant qu'institution, la GRC était chargée de maintenir le détachement et le bloc cellulaire dans un état qui ne présenterait aucun risque inacceptable pour la santé et la sécurité des membres de la GRC et des détenus.

[227] Le rapport de l'examen par un agent indépendant a conclu que [traduction] « [l]es infrastructures dans le Nord, en particulier au Nunavut, sont désuètes et nécessitent beaucoup d'attention. Le détachement de Cape Dorset [Kinngait] présente plusieurs différentes lacunes en matière de sécurité [...] Le bâtiment doit pouvoir répondre aux besoins en matière de capacité de ce détachement, qui est fort occupé et requiert plus d'espace. » Enfin, ce rapport a notamment formulé les recommandations suivantes :

  • - poursuivre le projet de renouvellement des cellules de 2020 afin de répondre aux préoccupations en matière de non-conformité et de sécurité;
  • - procéder à une inspection sur place de la santé et la sécurité au travail, réalisée par un agent de la sécurité au travail;
  • - réparer ou remplacer la porte extérieure du bloc cellulaire afin d'en restreindre l'utilisation au traitement des prisonniers;
  • - réparer la porte de l'armoire de plomberie dans la cellule;
  • - installer un téléphone fixe dans l'aire du bloc cellulaire afin d'éviter que les gardiens aient à quitter la zone pour faire des appels et pour limiter l'utilisation de téléphones cellulaires personnels.

[228] Ces recommandations devraient aussi être mises en œuvre pour combler les lacunes observées dans le cadre du présent dossier, en plus des recommandations de la Commission formulées ci-dessus. Par conséquent, la Commission recommande que la GRC mette pleinement en œuvre les recommandations du rapport final de l'examen de la GRC par un agent indépendant en ce qui a trait à l'état physique du détachement de KinngaitNote de bas de page 33.

[229] Compte tenu de tous les changements nécessaires pour mettre en œuvre cette recommandation et la recommandation ci-dessus concernant la capacité cellulaire, la GRC devrait envisager de remplacer complètement le bâtiment du détachement de Kinngait.

État de la cellule d'A. B.

Conclusion 22 : Il était déraisonnable de laisser le plancher de la cellule couvert de divers liquides organiques pendant plus de dix heures.    

Recommandation 10 : Tous les membres de la GRC présents dans le bloc cellulaire cette nuit-là (le gendarme Keeling, le gendarme Smith, le gendarme Cholette, la gendarme Sturge et le sergent Gill) devraient recevoir une orientation opérationnelle sur l'importance de nettoyer les cellules en temps opportun.

[230] L'enregistrement vidéo du bloc cellulaire révèle que le plancher de la cellule no 3 est resté couvert de sang et d'eau (et plus tard, d'urine et de vomi) à partir d'un peu après minuit (moment où A. B. a été victime de voies de fait) jusqu'à 10 h 15 le lendemain matin (moment où A. B. a été retiré de la cellule et où les membres de la GRC ont nettoyé le plancher.

[231] On reconnaît que les membres de la GRC étaient pratiquement constamment occupés à accomplir diverses tâches cette nuit-là, mais il n'en demeure pas moins que le fait d'avoir laissé le plancher dans cet état alors qu'un prisonnier occupait la cellule ait posé d'évidentes préoccupations en matière de santé et de sécurité. Il était déraisonnable de laisser le plancher de la cellule couvert de divers liquides organiques pendant plus de dix heures.

[232] La Commission recommande que tous les membres de la GRC présents dans le bloc cellulaire cette nuit-là (le gendarme Keeling, le gendarme Smith, le gendarme Cholette, la gendarme Sturge et le sergent Gill) reçoivent une orientation opérationnelle sur l'importance de nettoyer les cellules en temps opportun.

Dotation en personnel du détachement de Kinngait

Conclusion 23 : Il était déraisonnable pour la GRC que le détachement de Kinngait manque de personnel au point de compter moins de la moitié du nombre de policiers nécessaires.

Recommandation 11 : La GRC devrait assurer une dotation adéquate de tous ses détachements, y compris le détachement de Kinngait.

[233] L'examen par un agent indépendant qu'a effectué la GRC a abordé la question de la dotation au détachement de Kinngait. Selon l'organigramme et l'entente de financement de la GRC, le détachement de Kinngait était censé, au moment de l'incident en question, être dirigé par un caporal, agissant à titre de chef de détachement, et comprendre quatre gendarmes. Toutefois, la dotation du détachement était considérée comme étant [traduction] « trop haut gradée », avec un sergent à titre de responsable du détachement et deux gendarmes affectés de façon permanente. Les autres postes étaient pourvus par roulement par des membres de relève.

[234] Selon l'analyse effectuée dans le cadre de l'examen par un agent indépendant, cet effectif d'un caporal et de quatre gendarmes équivalait à 4,5 « premiers intervenants en uniforme ». Toutefois, une analyse des statistiques sur la criminalité de 2019 a montré que [traduction] « les besoins et les heures de travail du détachement de Kinngait ont augmenté pour atteindre ceux de 10,6 premiers intervenants en uniforme ou membres réguliers ». Selon les chiffres de la GRC, le détachement de Kinngait était en situation de sous-effectif, étant doté de moins de la moitié du nombre de policiers nécessaires. L'examen par un agent indépendant a également noté qu'il n'y avait pas d'adjoint des services du détachement à Kinngait, de sorte que toutes les tâches administratives relevaient du sergent.

[235] Le fait que la GRC ait été en mesure, dans le cadre de cet examen par un agent indépendant, de cerner toutes ces lacunes concernant l'état et la dotation du détachement montre que certains mécanismes d'examen interne peuvent fonctionner comme prévu et permettre d'apporter les changements requis. Toutefois, il est regrettable qu'un incident comme celui-ci ait d'abord dû se produire pour déclencher un tel examen. La Commission ne peut que constater qu'il n'aurait pas dû être nécessaire que les choses en arrivent là avant que la GRC fasse quelque chose pour remédier à la situation.

[236] La Commission recommande que la GRC assure une dotation adéquate de tous ses détachements, y compris le détachement de Kinngait.

Actions du gardien du bloc cellulaire

Conclusion 24 : Le sergent Gill a assuré une supervision inadéquate du gardien. Bien que le gardien ait été de bonne foi et ait semblé déterminé à faire le meilleur travail possible dans des circonstances difficiles, il est évident qu'il y a eu de nombreuses infractions à la politique de la GRC concernant la tenue de dossiers et d'autres tâches exécutées par le gardien.

Conclusion 25 : La formation dispensée au gardien par la GRC n'était pas adéquate. Cette formation semble avoir fourni une compréhension de base des rôles et des responsabilités d'un gardien, mais ne pas avoir adéquatement abordé les exigences de la politique de la GRC.

Recommandation 12 : La GRC devrait mettre pleinement en œuvre les recommandations du rapport final de l'examen de la GRC par un agent indépendant en ce qui concerne les pratiques et la formation des gardiens.

Recommandation 13 : Le sergent Gill devrait recevoir une orientation opérationnelle concernant la supervision et la formation adéquates qu'il doit fournir aux gardiens du détachement conformément à la politique de la GRC.

[237] Étant donné que le gardien n'est pas un membre de la GRC ni une personne employée sous le régime de la partie I de la Loi sur la GRC, ses actions ne sont pas assujetties à la compétence de la Commission. Toutefois, le gardien était supervisé par un membre de la GRC, le sergent Gill. Puisque la surveillance du rendement du gardien relevait du sergent Gill, la Commission a effectué un examen des actions du gardien pour déterminer si cette surveillance était adéquate et suffisante.

[238] La politique de la GRC exige qu'un gardien surveille de façon continue les prisonniers détenus par la GRC. Au détachement de Kinngait, cela est fait à la fois au moyen de vérifications visuelles à travers l'ouverture de la porte de la cellule et au moyen d'une surveillance par télévision en circuit fermé (TVCF). Le registre du gardien doit aussi être utilisé pour prendre des notes sur l'état de chaque prisonnier.

[239] Le gardien a dit à la Commission qu'il avait vu A. B. piler sur J. J. à plusieurs reprises. Les membres de la GRC avaient quitté le détachement pour répondre à un autre appel lorsque le gardien s'est rendu compte qu'A. B. et J. J. [traduction] « luttaient sur le sol ». Il a ensuite remarqué, dans l'écran de la TVCF, que les deux hommes [traduction] « se battaient vraiment ». Le gardien a alors couru jusqu'à la cellule no 3 et a frappé très fort sur la porte pour tenter de faire arrêter la bagarre. J. J. n'a pas lâché A. B. pendant plusieurs minutes. Le gardien s'est rendu compte qu'il allait avoir besoin que [traduction] « les policiers s'en occupent », alors il les a appelés.

[240] Il ne se souvient pas s'il a appelé le répartiteur ou s'il a utilisé sa radio pour communiquer directement avec les membres de la GRC. Le gardien a expliqué qu'il utilise habituellement son cellulaire personnel pour appeler le répartiteur en cas d'urgence, car il a ce numéro d'urgence en mode composition abrégée dans son téléphone, et c'est plus simple que d'utiliser le téléphone du détachement. Il explique aussi qu'à l'occasion, les gardiens des quarts précédents oublient de changer la batterie de la radio, qui ne fonctionne alors pas.

[241] Le gardien explique que lors de son orientation comme gardien, on lui a dit qu'il ne devait pas intervenir en cas de bagarre dans les cellules. Il devait plutôt appeler les policiers pour qu'ils interviennent. Le gardien a aussi relaté que, la plupart du temps, il y a des membres de la GRC dans le détachement en tout temps et qu'ils peuvent donc intervenir immédiatement en cas d'urgence. Toutefois, la soirée du 1er juin 2020 a été exceptionnellement occupée et les membres de la GRC étaient [traduction] « constamment en déplacement ».

[242] Lors de son entrevue avec les enquêteurs du SPO, le gardien a déclaré que lorsque l'altercation a éclaté entre les prisonniers, il avait tellement d'adrénaline qu'il n'était même pas en mesure d'utiliser le radio pour appeler les membres de la GRC, donc il a plutôt appelé le numéro d'urgence.

[243] Le rapport de police du sergent Gill indique que les membres de la GRC ont reçu un appel du répartiteur selon lequel une bagarre avait éclaté dans le bloc cellulaire. Dans le cadre de l'examen par un agent indépendant qu'a effectué la GRC, le sergent Gill a dit à l'agent chargé de l'enquête que le gardien [traduction] « est devenu nerveux » et a oublié comment utiliser la radio; par conséquent, le gardien avait dû appeler le répartiteur et a alors été mis en attente.

[244] Dans son entrevue avec les enquêteurs du SPO, le sergent Gill a expliqué que le gardien n'est pas autorisé à entrer dans la cellule de sa propre initiative. Le libellé de la politique de la GRC est le suivant : « Le gardien ne peut ouvrir la cellule d'un prisonnier ou y entrer qu'en cas d'urgence ou lorsqu'il accompagne un membre. »Note de bas de page 34

[245] Dans le rapport final de l'examen par un agent indépendant, la GRC a déterminé qu'il y avait eu de nombreuses lacunes en matière de tenue des dossiers concernant ce qui se produisait dans les cellules cette nuit-là. En ce qui concerne le registre des prisonniers (ci-après le « registre »), le gardien a indiqué par erreur que deux pages comportaient des entrées pour les mêmes périodes (de 0 h 30 à 1 h 30 et de 0 h 15 à 2 h). Il semble que des notes n'aient pas été prises concernant la mise en détention et les déplacements de tous les prisonniers. Par exemple, dans le registre, rien n'indique qu'A. B. a été mis en détention. Les notes concernant J. J., compte tenu de tout ce qui est arrivé avec ce prisonnier, n'étaient pas détaillées. En général, le registre manquait de détails, comportant peu d'indications sur les voies de fait, la blessure et les symptômes d'A. B. ou sur l'état de la cellule.

[246] De plus, le gardien n'a pas consigné ses vérifications physiques ni au moyen du système de TVCF à des intervalles irréguliers, comme l'exige la politique de la GRC (les vérifications physiques des prisonniers doivent être effectuées à des intervalles irréguliers au moins toutes les quinze minutes; les vérifications par TVCF doivent seulement servir à compléter les vérifications physiques, et non à les remplacer)Note de bas de page 35. La politique de la GRC stipule également ce qui suit : « Un prisonnier intoxiqué doit être éveillé ou réveillé et réagir au moins une fois toutes les quatre heures. »Note de bas de page 36 Contrairement à la politique de la GRC, aucune inscription n'a été faite dans le registre au sujet de la vérification des réactions des prisonniers par le gardien. Le registre ne contient aussi aucune note inscrite par le superviseur, le sergent Gill, les 1er et 2 juin 2020, ce qui est également contraire à la politique de la GRCNote de bas de page 37

[247] De nombreux problèmes ont aussi été relevés dans le cadre d'un examen de chaque Rapport sur le prisonnier (formulaire C-13) de la nuit en question. Par exemple :

  • - Les formulaires C-13 n'ont pas été signés par un superviseur.
  • - Alors qu'un médicament était inscrit au formulaire C-13 de l'un des prisonniers, aucune autre inscription dans le C-13 ou le registre n'indiquait si le médicament avait été administré.
  • - Les obligations en vertu de la Charte n'ont pas été paraphées de façon uniforme.
  • - De nombreuses cases des formulaires C-13 ont été laissées vides.
  • - Les sections « Conditions de libération » et « Précisions/mesures » étaient vagues et il y manquait de l'information.
  • - Il manquait constamment des détails dans les champs du C-13 sur les problèmes de santé et les médicaments.
  • - Il a été indiqué qu'une infirmière avait visité le bloc cellulaire pour évaluer deux prisonniers et qu'elle a signé les C-13 confirmant que le prisonnier était apte à être incarcéré; toutefois, on dispose de peu de détails quant aux circonstances entourant les heures de cette consultation médicale et la raison des soins médicaux. Il manquait aussi de détails sur ces sujets dans le registre.
  • - Deux prisonniers ont été logés avec les mentions « S » (suicidaire) ou « MHA » (Loi sur la santé mentale) au haut de leurs C-13, mais les précisions/mesures énumérées étaient vagues et rien n'indiquait que le gardien devait assurer une surveillance constante de ces prisonniers.

[248] En ce qui concerne la formation reçue, le gardien a dit aux enquêteurs de la Commission que le sergent Gill lui avait donné une orientation [traduction] « semi‑occasionnelle, semi-formelle » lorsqu'il a commencé ce travail. Le gardien a fourni la description suivante :

[Traduction]
On m'a fait visiter le détachement. On m'a montré où étaient les choses. On m'a dit quels étaient les règlements. On m'a dit ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas faire. On m'a dit – on m'a montré comment consigner l'information dans le registre et comment remplir ma feuille de temps, à quoi ressemble le nettoyage des cellules. On m'a montré où faire la lessive, où se trouvaient les toilettes du personnel. On m'a montré les écriteaux à l'intérieur sur lesquels sont écrits les règlements. On m'a aussi montré – on m'a remis un manuel que nous devons lire.

[...]

Et ensuite, à mesure que je progressais, par exemple pour ce qui est du système radio et de choses comme ça, je me le suis fait montrer par différents membres [de la GRC].

[249] En ce qui concerne les règlements qu'on lui a appris, le gardien a mentionné que les gardiens ne peuvent pas donner aux prisonniers leurs effets personnels et que les gardiens ne peuvent à aucun moment ouvrir la porte d'une cellule, à moins d'un incendie.

[250] Le gardien a expliqué qu'il n'avait pas été informé en détail des politiques et des procédures de la GRC, mais qu'il les a apprises au fil du temps, au fur et à mesure, alors qu'il occupait ce poste. Le gardien a expliqué que le détachement semblait être [traduction] « très, très à court de personnel » lors de son embauche, comme si c'était la semaine de Noël.

[251] Le gardien a expliqué qu'il avait la possibilité de poser des questions au besoin. Pendant son travail, s'il arrivait quelque chose qu'il ne comprenait pas, il pouvait poser la question aux membres de la GRC en service. Le gardien a déclaré que le détachement a toujours été un environnement très détendu où il se sentait à l'aise de poser des questions et de suivre les directives des membres de la GRC.

[252] Dans le cadre de l'examen par un agent indépendant qu'a réalisé la GRC, l'agent chargé de l'enquête a examiné la présentation PowerPoint du détachement de Kinngait intitulée [traduction] « Division « V » – Cape Dorset (Nunavut) Formation des gardiens et surveillants », et a déterminé qu'il semblait s'agir d'une version légèrement mise à jour du cours national (« Norme de cours nationale – Norme de formation des gardiens de la GRC (2004) »), qui est aujourd'hui désuet. Dans le cas du présent dossier, on ne sait pas si le gardien a examiné ce cours de formation PowerPoint, bien qu'il ait mentionné avoir reçu un manuel.

[253] L'agent indépendant chargé de l'enquête de la GRC a également déterminé que quatre des huit gardiens de l'effectif du détachement avaient des dossiers du personnel. Toutefois, rien dans ces dossiers ne concernait tout examen lié à la formation des gardiens ou aux politiques connexes, et aucun dossier ne consignait la formation ou le renouvellement de la certification en premiers soins/réanimation cardiorespiratoire (RCR). Un examen précédent en 2011 avait également révélé le manque de formation des gardiens en matière de premiers soins et de RCR.   

[254] En ce qui concerne les gardiens, le rapport final de l'examen par un agent indépendant qu'a effectué la GRC recommandait que la GRC prenne les mesures suivantes :

  • - Mettre en œuvre une norme de formation divisionnaire pour les gardiens afin d'assurer l'uniformité.
  • - Mettre en œuvre un programme de mentorat des gardiens plus expérimentés auprès des gardiens moins expérimentés pour assurer l'uniformité des tâches et du soutien des gardiens.
  • - Mettre en œuvre un système de suivi exigeant que les gardiens et membres réguliers effectuent, tous les six mois, un examen des directives et des politiques à l'échelle du détachement, de la division et nationale.
  • - S'assurer que les gardiens reçoivent une formation sur l'utilisation des radios portatives et la procédure appropriée pour appeler les membres en service ou la Station de transmissions - opérationnelles lors d'urgences liées aux blocs cellulaires.
  • - Selon l'examen de 2011, [traduction] « [...] le chef de détachement, en consultation avec la direction de district, veillera à ce que les gardiens et les surveillants reçoivent toute formation requise en premiers soins et en RCR ». Les gardiens du détachement de Kinngait n'ont pas de certification valide dans ce domaine. Il est recommandé que les gardiens reçoivent cette formation.

[255] Bien que le gardien ait été de bonne foi et ait semblé déterminé à faire le meilleur travail possible dans des circonstances difficiles, il est évident qu'il y a eu de nombreuses infractions à la politique de la GRC concernant la tenue de dossiers et d'autres tâches exécutées par le gardien, qui était sous la supervision du sergent Gill. La Commission conclut que, compte tenu de toutes les circonstances, le sergent Gill a assuré une supervision inadéquate du gardien.

[256] Bien que le détachement de Kinngait ait été anormalement occupé au cours de la nuit en question et ait dû composer avec de nombreuses priorités concurrentes, certaines des lacunes observées auraient pu avoir d'importantes conséquences négatives, dont l'omission apparente d'avoir procédé à des vérifications physiques et d'avoir vérifié les réactions des prisonniers. Des lacunes dans les rapports sur le prisonnier, particulièrement en ce qui concerne les médicaments, les problèmes de santé et les traitements médicaux, auraient également pu entraîner des résultats négatifs pour les prisonniers. Il est également souligné que le sergent Gill n'a pas signé les rapports sur le prisonnier. 

[257] Il aurait été préférable qu'au moins un membre de la GRC soit présent dans le détachement au moment de l'incident impliquant A. B. et J. J. afin de pouvoir fournir une intervention d'urgence quasi immédiate; le gardien a expliqué que c'était habituellement le cas. Toutefois, à ce moment-là, certains membres de la GRC répondaient à un autre appel concernant l'homme qui avait braqué une arme à feu; d'autres répondaient à un appel concernant des personnes en état d'ébriété alors que des enfants se trouvaient dans la maison; et l'autre membre répondait à un appel concernant un homme couché au sol près d'une décharge de ferrailles. Tous ces appels nécessitaient une intervention rapide.

[258] On note également que, bien qu'il soit malencontreux que le gardien n'ait pas utilisé le système radio, cela ne semble pas avoir causé de retard important quant à la réponse des membres de la GRC. L'enregistrement vidéo montre que des membres de la GRC sont arrivés à la porte de la cellule no 3 moins de deux minutes après le début de l'agression.

[259] La Commission constate également que la formation dispensée au gardien par la GRC n'était pas adéquate. Cette formation semble avoir fourni une compréhension de base des rôles et des responsabilités d'un gardien, mais ne pas avoir adéquatement abordé les exigences de la politique de la GRC.

[260] Le rapport de l'examen par un agent indépendant a formulé des recommandations pour corriger les lacunes observées dans le cadre de ce dossier en ce qui concerne les pratiques et la formation des gardiens. Parmi ces recommandations, on recommandait :

  • - que le détachement se conforme à la politique en s'assurant que les gardiens effectuent des vérifications régulières et adéquates;
  • - que le membre supérieur de la GRC et le gardien évaluent les prisonniers au début et à la fin du quart de travail du gardien, et consignent ces évaluations;
  • - que le chef de détachement établisse des attentes et des responsabilités claires concernant la gestion des blocs cellulaires;
  • - que les fonctions du gardien et les numéros de téléphone d'urgence soient affichés au mur ou inscrits dans un cartable sur le bureau du gardien afin d'en faciliter la consultation;
  • - que l'on tente d'embaucher plus de gardiens au moyen de la publication d'offres d'emploi.

[261] Comme ces recommandations abordent des enjeux qui sont aussi cernés dans le présent rapport, la Commission recommande que la GRC mette pleinement en œuvre les recommandations du rapport final de l'examen de la GRC par un agent indépendant en ce qui concerne les pratiques et la formation des gardiens.

Soins médicaux fournis à A. B. après l'incident dans la cellule

Conclusion 26 : Les membres de la GRC ont rapidement demandé de l'assistance médicale pour A. B. après qu'il a été agressé.

Conclusion 27 : Étant donné qu'A. B. continuait d'agir de façon imprévisible, il était raisonnable pour le sergent Gill de décider de faire venir l'infirmière au détachement au lieu d'amener A. B. au centre de santé. 

Conclusion 28 : Il était raisonnable pour les membres de la GRC de se fier à l'opinion de l'infirmière A selon laquelle A. B. pouvait continuer d'être logé dans une cellule jusqu'à ce que son état soit évalué plus tard.

Conclusion 29 : Il était déraisonnable pour les membres de la GRC qui étaient présents lors de la visite de l'infirmière A (la gendarme Sturge, le gendarme Cholette, le gendarme Smith et le sergent Gill) de ne pas avoir clairement transmis le plan de soins de santé concernant A. B. qui avait été recommandé par l'infirmière A et accepté par les membres de la GRC, et de ne pas avoir consigné ce plan dans le Rapport sur le prisonnier. Ce manque de continuité des soins aurait pu entraîner un risque pour la santé d'A. B.

Conclusion 30 : Une fois que les membres de la GRC de service le lendemain ont été informés qu'A. B. devait avoir une évaluation physique, ils ont pris des mesures pour qu'elle soit effectuée peu après.

Conclusion 31 : Le gardien et les membres de la GRC auraient dû tenter de prodiguer les premiers soins à A. B., si cela pouvait être fait en toute sécurité.

Recommandation 14 : La gendarme Sturge, le gendarme Cholette, le gendarme Smith et le sergent Gill devraient recevoir une orientation opérationnelle sur l'importance de consigner et de communiquer clairement l'information sur les soins médicaux dont a besoin un prisonnier. 

Recommandation 15 : La GRC devrait publier un bulletin soulignant que les possibles blessures à la tête des prisonniers doivent être abordées avec le plus grand sérieux, que les membres de la GRC devraient opter pour la plus grande prudence et demandent toujours, dans de telles situations, des évaluations rapides d'un professionnel de la santé, et que les membres de la GRC devraient être conscients qu'un état d'ébriété peut masquer les symptômes d'une blessure à la tête sous-jacente. 

[262] Le rapport de police du sergent Gill indiquait qu'après que J. J. a été retiré de la cellule no 3, A. B. continuait à se déplacer dans la cellule, mais il était évident que son visage avait subi d'importantes blessures et il y avait du sang partout sur le plancher de la cellule. Toutefois, le sergent Gill a aussi remarqué qu'A. B. [traduction] « demeurait très agité » et que [traduction] « d'amener [A. B.] au centre de santé n'aurait pas semblé sécuritaire ». Le sergent Gill a plutôt dit aux autres membres de la GRC d'appeler le centre de santé pour qu'une infirmière se présente au bloc cellulaire et vienne s'occuper d'A. B.

[263] Le rapport du gendarme Smith indique également qu'A. B. avait continué d'agir de façon agressive malgré sa blessure évidente. Le gendarme Smith a donc communiqué avec le répartiteur, lui demandant de communiquer avec le centre de santé pour qu'une infirmière se présente au détachement afin d'examiner A. B. L'infirmière de garde a indiqué qu'elle se présenterait après avoir terminé un appel dont elle devait d'abord s'occuper.

[264] Ayant examiné l'enregistrement vidéo, la Commission note qu'après l'agression, A. B. se déplaçait continuellement dans sa cellule, trébuchant et chutant parfois au sol, se relevant alors sur ses pieds. Le sol de la cellule demeurait couvert de sang et d'eau.

[265] La Commission a interrogé l'infirmière de garde, qui sera appelée « infirmière A » dans le présent rapport. Elle a expliqué qu'elle était infirmière autorisée depuis 23 ans et qu'elle se spécialisait dans le travail au sein d'unités de soins intensifs. Elle travaillait au Nunavut depuis cinq ans. Elle était à Kinngait depuis plusieurs années.

[266] L'infirmière A a expliqué que le personnel infirmier en santé communautaire, dont elle faisait partie, était le seul fournisseur de soins de santé dans la collectivité. Si un patient avait besoin de soins supplémentaires, l'infirmière devait consulter un médecin situé à Iqaluit et, si cela était jugé nécessaire, le patient serait transporté à Iqaluit ou ailleurs par évacuation médicale (ambulance aérienne) ou par vol nolisé normal, selon la gravité de l'état. Le centre de santé n'avait pas les moyens d'effectuer certains tests, par exemple un tomodensitogramme, et pouvait uniquement faire les radiographies de certaines parties du corps. Autrement dit, les ressources en soins de santé disponibles à Kinngait sont limitées.

[267] Selon l'infirmière A, il était relativement rare que les infirmières se rendent dans les cellules du détachement de la GRC afin d'évaluer les patients, et que ce sont généralement les policiers qui amènent les personnes au centre de santé. Elle a expliqué ceci : [traduction] « [Mais c'est] à nous de choisir si nous y allons ou pas – et si, une fois que nous sommes [au détachement], nous réalisons que le patient nécessite plus de soins, nous le ramènerons [au centre de santé] ».

[268] En ce qui concerne la soirée en question, l'infirmière A a dit avoir reçu un appel du répartiteur selon lequel la GRC lui demandait de se présenter au détachement pour évaluer un patient. Elle venait de recevoir un appel d'une mère dont l'enfant souffrait de douleurs abdominales; l'infirmière A était alors en route vers la clinique pour voir cet enfant, et elle a informé le répartiteur qu'elle serait entièrement disposée à voir le patient dans le bloc cellulaire après avoir terminé cet appel avec l'autre patient. Le répartiteur aurait répondu : [traduction] « Eh bien, c'est en fonction de votre politique », ce à quoi l'infirmière A a répondu : [traduction] « Eh bien, puisque [A. B. est] déjà en lieu sûr, s'il le peut – dès que j'aurai terminé, je vais probablement pouvoir y aller. » Elle a affirmé avoir aussi été en communication avec les policiers pour obtenir toute autre information dont elle aurait besoin avant de se présenter.

[269] L'infirmière A a terminé de fournir les soins au patient enfant à 1 h 15. Elle a alors appelé au détachement pour parler aux policiers, mais comme ces derniers étaient extrêmement occupés cette nuit-là, on l'a seulement rappelée à 1 h 40. Elle est ensuite arrivée au détachement de la GRC à 1 h 45. C'était environ une heure et quarante-cinq minutes après qu'A. B. a subi les voies de fait. 

[270] À simplement voir l'état d'A. B., il était évident pour les membres de la GRC qu'il avait besoin d'une évaluation médicale et de soins. Le gardien leur avait également décrit ce qui s'était produit. La seule option de soins de santé disponible était une évaluation par une infirmière en santé communautaire. Cela aurait normalement été fait au centre de santé, qui disposait d'outils de diagnostic et de traitement, bien que limités.

[271] Toutefois, puisqu'A. B. agissait toujours de façon imprévisible, le sergent Gill a pris la décision de faire venir le personnel infirmier au détachement au lieu d'amener A. B. au centre de santé. La Commission conclut que cette décision était raisonnable dans les circonstances. Les éléments de preuve montrent que les membres de la GRC ont rapidement demandé de l'assistance médicale après qu'A. B. a subi les voies de fait. A. B. devait être évalué par une infirmière, que ce soit au détachement ou au centre de santé. Compte tenu des difficultés qu'avaient eu les membres de la GRC à maîtriser A. B. lors de son arrestation et de son traitement au détachement, et du fait qu'il demeurait agité et en état d'ébriété après avoir subi les voies de fait, il était raisonnable qu'A. B. reste au détachement et que l'infirmière vienne le voir.

[272] La période d'une heure et quarante-cinq minutes qui s'est écoulée entre l'incident et l'arrivée de l'infirmière au détachement n'était pas optimale, étant donné qu'A. B. avait subi des voies de fait graves. Cela étant dit, l'infirmière A était la seule professionnelle de la santé qui était de garde cette nuit-là, et elle avait déjà reçu un appel de service concernant un enfant malade avant l'appel concernant A. B. La Commission n'a pas pour mandat d'évaluer la façon dont les professionnels de la santé prennent leurs décisions en matière de services de santé.

[273] Cependant, au cours de cette période avant l'arrivée de l'infirmière, ni le gardien ni les membres de la GRC ne semblent avoir tenté de prodiguer les premiers soins à A. B. Ils auraient dû tenter de le faire, pourvu que cela ait pu être fait en toute sécurité.

L'infirmière A se présente au détachement pour évaluer A. B.

[274] L'infirmière A a dit aux enquêteurs de la Commission qu'à son arrivée au détachement de la GRC, elle a vu A. B. sur le banc de la cellule, allongé dans une position fœtale sur le côté droit. Il y avait de l'urine et du sang sur le plancher de la cellule.

[275] Avant de se présenter au détachement, l'infirmière A avait vérifié les antécédents de vaccination d'A. B. et a noté qu'il avait besoin de recevoir un vaccin contre le tétanos. Après s'être présentée à A. B. et lui avoir dit qu'elle allait vérifier ses blessures, elle lui a dit qu'elle allait aussi lui administrer un vaccin contre le tétanos. Elle lui a alors administré ce vaccin. L'infirmière A a ensuite dit à A. B. qu'elle allait commencer à laver les plaies sur son visage afin de pouvoir déterminer d'où provenait le sang. Elle a remarqué une importante enflure sur son visage.

[276] L'infirmière A essayait de nettoyer le côté gauche du visage d'A. B. et, chaque fois qu'elle lui demandait si elle pouvait nettoyer le côté droit (qui était contre le banc), A. B. s'éloignait le visage. Lorsqu'elle a enfin pu voir tout son visage, elle a constaté qu'il avait les lèvres très enflées. Elle lui a demandé s'il pouvait ouvrir la bouche afin qu'elle l'examine, ce à quoi A. B. lui a répondu en lui faisant un doigt d'honneur des deux mains et en disant : [traduction] : « Je ne vais pas ouvrir ma [juron] de bouche », dans ce que l'infirmière A a décrit comme [traduction] « une voix très démoniaque ». A. B. a ensuite sauté en position debout, levant les mains et les bras comme en position de combat. À ce stade, le gendarme Smith, qui était à l'extérieur de la cellule, a dit : [traduction] « Je crois qu'il est temps de rassembler vos affaires ». C'est ce qu'a fait l'infirmière A, puis elle est sortie de la cellule. A. B. s'est alors rué vers la direction de l'infirmière A, mais a [traduction] « rebondi » sur la porte de la cellule.

[277] L'infirmière A a déclaré que pendant les quinze minutes qui ont suivi, A. B. a continué à émettre des sons inintelligibles d'une [traduction] « voix démoniaque », en courant d'un côté à l'autre de la cellule et en frappant contre la porte de la cellule. Elle a affirmé n'avoir jamais rien vu et vécu de tel auparavant. Elle a indiqué avoir eu des interactions antérieures avec A. B., où il avait semblé une personne très calme qui parlait presque en chuchotant. Or, cette nuit-là, elle a eu [traduction] « très peur de lui ». Elle a dit qu'il lui aurait fait du mal si elle était restée plus longtemps dans la cellule. L'infirmière A a noté que, compte tenu du comportement qu'affichait A. B. dans la cellule, il avait été difficile de déterminer, au moment de consigner les blessures observées le soir suivant au centre de santé, les blessures pouvant provenir des voies de fait et celles pouvant provenir de l'automutilation dans la cellule.

[278] En quittant la cellule, l'infirmière A a dit à la gendarme Sturge qu'elle n'avait pas obtenu une [traduction] « bonne évaluation » d'A. B., en ce sens qu'elle n'avait pas été en mesure d'utiliser le stéthoscope, d'examiner les oreilles, les yeux ou de palper les blessures. Elle a dit au membre de la GRC qu'A. B. devait, une fois entièrement sobre et lucide, se présenter au centre de santé pour obtenir une évaluation complète [traduction] « juste pour s'assurer qu'il n'y avait rien d'autre de sérieux » et pour pouvoir lui parler directement de tout problème pouvant résulter de ses blessures, le cas échéant. L'infirmière A a précisé que le membre de la GRC avait accepté ce plan d'action.

[279] L'infirmière A a ajouté que, de toute façon, A. B. ne pouvait pas être transporté en toute sécurité au centre de santé dans son état d'ébriété actuel. Pour tout transport en avion, une [traduction] « contention chimique » aurait été nécessaire.

[280] L'enquêteur de la Commission a demandé ce qui suit à l'infirmière A : [traduction] « Il était donc implicite, dans cette communication avec [la gendarme Sturge], que vous estimiez qu'[A. B.] était apte à être incarcéré et, autrement dit, qu'il n'était pas nécessaire de le sortir de la cellule en raison d'une urgence médicale? » L'infirmière A a répondu : [traduction] « Oui. Non. » Elle a ajouté que, de toute façon, elle ne se serait pas sentie en sécurité si A. B. s'était présenté au centre de santé dans ces circonstances, et qu'il aurait alors dû faire l'objet d'une contention physique, ce qui lui aurait probablement causé de plus amples préjudices, compte tenu de son agressivité à ce moment-là.

[281] Les entrées dans les dossiers de l'infirmière A au sujet de son évaluation d'A. B. indiquent notamment ce qui suit :

[Traduction]

  • - [A. B.] était en état d'ébriété et sous l'influence de substances illégales
  • - Bruits respiratoires évidents lors de mouvements bilatéraux
  • - Ecchymoses et enflure à l'œil droit, à l'oreille gauche, à la joue droite
  • - Présence de sang séché sans saignement actif
  • - Ecchymoses aux lèvres
  • - Aucune lacération au cuir chevelu
  • - Une évaluation complète n'a pas pu être effectuée en raison du comportement agressif d'[A. B.]

[282] La Commission, ayant examiné l'enregistrement vidéo qui montre l'infirmière A en présence d'A. B., note que ce que l'on y voit correspond au récit de l'infirmière A. Les rapports de police qu'ont rédigés la gendarme Sturge et le gendarme Smith concordent également avec le récit de l'infirmière A. Lors de son entrevue avec les enquêteurs du SPO, le gendarme Cholette a aussi indiqué que les membres de la GRC avaient demandé à l'infirmière A si A. B. était apte à être incarcéré, ce à quoi elle avait répondu qu'il [traduction] « allait bien, mais qu'il devrait probablement [être] être évalué le lendemain, lorsqu'il serait sobre ».

[283] L'infirmière A a effectué une évaluation préliminaire d'A. B. et lui a prodigué des soins limités. Elle n'a pas été en mesure d'effectuer une évaluation complète en raison du comportement agressif d'A. B., l'infirmière A ayant dû quitter la cellule pour sa propre sécurité. Elle a informé les membres de la GRC qu'A. B. devrait être amené au centre de santé une fois complètement sobre, [traduction] « juste pour s'assurer qu'il n'y avait rien d'autre de sérieux ». Fait important, selon l'avis de l'infirmière A au moment de l'incident, A. B. n'avait pas besoin de soins médicaux d'urgence. Elle a essentiellement informé les membres de la GRC qu'A. B. était apte à être incarcéré jusqu'à ce qu'il puisse être évalué plus tard. La Commission conclut qu'il était raisonnable pour les membres de la GRC de se fier à l'opinion de l'infirmière A selon laquelle A. B. pouvait continuer d'être logé dans une cellule jusqu'à ce que son état soit évalué plus tard.

A. B. reste dans la cellule no 3 pendant la nuit

[284] L'enregistrement vidéo de la cellule no 3 montre qu'A. B. a continué d'agir de façon agressive pendant une quinzaine de minutes après que l'infirmière A a quitté la cellule. Après cela, A. B. s'est couché par terre et a semblé dormir pendant environ une heure, avant de se réveiller et de marcher jusqu'au banc, où il s'est à nouveau couché et a semblé se rendormir. Il a ainsi dormi en changeant de position de temps à autre pendant environ deux heures et quarante-cinq minutes. À 6 h 6, il s'est levé et a cogné à la porte de la cellule. Le gardien lui a alors donné plusieurs gobelets d'eau. A. B. est ensuite retourné dormir jusqu'à 7 h 32, moment auquel il semble avoir demandé (et reçu) une couverture.

[285] Vers 7 h 42, alors qu'il était sur le banc en position couchée sur le côté, A. B. a commencé à vomir sur le plancher de la cellule. Il a de nouveau vomi vers 8 h 35, s'étant cette fois-ci relevé en position agenouillée sur le banc. Vers 10 h 8, il s'est levé et est allé aux toilettes pour vomir. Un membre de la GRC a ensuite donné des vêtements à A. B. A. B. a continué à vomir dans les toilettes, puis il a mis une nouvelle chemise, un sous-vêtement et des jeans. À 10 h 15, on a laissé A. B. sortir de la cellule, où il est retourné à 10 h 17, avant d'en sortir à nouveau à 10 h 19. Le gendarme Matt Ferguson et le gendarme Keeling, portant des masques de protection, sont entrés dans la cellule et ont nettoyé le plancher et les bancs. Un nouveau matelas a été placé dans la cellule. A. B. est retourné à la cellule vers 10 h 37. Il a dormi, se levant périodiquement pour aller vomir dans la toilette. On lui a alors donné ce qui ressemblait à des rôties et de l'eau.

[286] Le gendarme Keeling décrit dans sa déclaration écrite qu'il a, le 2 juin 2020, commencé son quart de jour à 9 h (après avoir participé au quart de nuit en dehors de ses heures de service pour apporter son aide). Vers 10 h 40, le gendarme Ferguson et lui se préparaient à libérer A. B., de sorte que le gendarme Keeling s'est rendu chez la mère d'A. B. afin de récupérer un ensemble complet de vêtements pour qu'A. B. puisse porter quelque chose de sec lors de sa mise en liberté.

A. B. exprime des idées suicidaires

[287] Lorsque le gendarme Keeling a donné les vêtements à A. B., ce dernier lui a demandé où il avait été arrêté la veille. Le membre de la GRC a dit à A. B. qu'il avait été arrêté dans [traduction] « la vallée ». Le gendarme Keeling a ensuite demandé à A. B. s'il voulait se rendre au centre de santé. A. B. aurait alors dit qu'il voulait juste rentrer chez lui et dormir, puis qu'il voulait se suicider. Le gendarme Keeling a demandé pourquoi, et A. B. a répondu : [traduction] « La vie est ennuyeuse. »  

[288] Le gendarme Keeling a demandé à A. B. s'il voulait parler à un travailleur en santé mentale, et A. B. a répondu oui. Le gendarme Keeling a communiqué avec l'infirmière en santé mentale, qui sera appelée « infirmière B » dans le présent rapport, afin de l'informer qu'il y aurait un autre prisonnier avec lequel elle pourrait parler ce matin-là, car elle devait déjà se rendre au détachement pour parler à une prisonnière.

[289] La politique divisionnaire de la GRCNote de bas de page 38 indique ce qui suit :

[Traduction]
Si un prisonnier indique des intentions suicidaires [...], le superviseur en service doit être immédiatement avisé afin que des mesures préventives puissent être prises, notamment :

  • retirer tous les vêtements et fournir au prisonnier une couverture ou une blouse sécuritaire en cas de risque élevé;
  • demander à un gardien supplémentaire d'effectuer une surveillance de prévention du suicide, dans la mesure du possible;
  • transporter le prisonnier à l'hôpital, au besoin.

Si le prisonnier est suicidaire, consigner immédiatement cette information dans le CIPC.

[290] Rien dans les renseignements dont dispose la Commission n'indique que ces mesures ont été prises. Toutefois, le gendarme Keeling a été retiré de ses fonctions peu après cette conversation avec A. B. et son appel à l'infirmière en santé mentale.

[291] Les renseignements dont dispose la Commission ne permettent pas de savoir si le plan de soins de santé qu'avaient établi l'infirmière A et les membres de la GRC présents au détachement lors de la visite de l'infirmière avait été transmis aux membres de la GRC qui étaient en service le lendemain matin. Rien dans le Rapport sur le prisonnier d'A. B. n'indique qu'il devait être amené au centre de santé lorsqu'il serait sobre. Les rapports de police n'indiquent pas non plus si ces renseignements ont été transmis par la gendarme Sturge, le gendarme Smith ou le gendarme Cholette. Dans sa déclaration écrite, le gendarme Keeling a mentionné que le gendarme Ferguson et lui se préparaient à mettre en liberté A. B., ne faisant aucune mention de la question de l'emmener au centre de santé. Le gendarme Keeling a bel et bien demandé à A. B. s'il voulait se rendre au centre de santé, ce qui signifie toutefois qu'il incombait à A. B. de suivre ou non la recommandation qu'avait formulée l'infirmière A au cours de la nuit précédente. En réponse aux questions de suivi écrites de la Commission, le conseiller juridique du gendarme Keeling a réitéré que le gendarme Keeling [traduction] « sait que les agents en service avaient pris des dispositions pour qu'une infirmière autorisée visite le bloc cellulaire et examine » A. B., ce qui semble faire référence à la présence de l'infirmière A au bloc cellulaire au cours de la nuit précédente.

[292] La politique de la GRCNote de bas de page 39 stipule que les membres de la GRC doivent « [inscrire] sur le formulaire C-13-1 toute recommandation médicale faite par le médecin pendant que la personne est en détention, et en [informer] le gardien. »

[293] La Commission conclut qu'il était déraisonnable pour les membres de la GRC qui étaient présents lors de la visite de l'infirmière A (la gendarme Sturge, le gendarme Cholette, le gendarme Smith et le sergent Gill) de ne pas avoir clairement transmis le plan de soins de santé concernant A. B., qui avait été recommandé par l'infirmière A et accepté par les membres de la GRC, et de ne pas avoir consigné ce plan dans le Rapport sur le prisonnier. Ce manque de continuité des soins aurait pu entraîner un risque pour la santé d'A. B. La Commission recommande que la gendarme Sturge, le gendarme Cholette, le gendarme Smith et le sergent Gill reçoivent une orientation opérationnelle sur l'importance de consigner et de communiquer clairement l'information sur les soins médicaux dont a besoin un prisonnier.

L'infirmière en santé mentale évalue A. B.

[294] Dans son entrevue avec les enquêteurs de la Commission, l'infirmière B a décrit qu'elle était infirmière psychiatrique autorisée depuis onze ans. Elle travaillait au Nunavut depuis quatre ans, et Kinngait était son principal lieu de travail.

[295] L'infirmière B raconte que la GRCNote de bas de page 40 l'a appelée le 2 juin 2020 vers 10 h. On lui a dit que le patient (A. B.) était toujours en état d'ébriété, qu'il avait été impliqué dans une sorte d'altercation physique la veille, qu'il avait été heurté par un camion et qu'il exprimait des idées suicidaires. Le membre de la GRC lui avait aussi dit que l'infirmière A avait vu A. B. au cours de la nuit précédente. L'infirmière B et le membre de la GRC ont décidé qu'elle allait voir A. B. cet après-midi-là; l'infirmière B a dit que c'était une journée très occupée sur le plan du nombre d'appels en santé mentale dans la collectivité.

[296] L'enregistrement vidéo de la cellule no 3 indique que l'infirmière B s'est présentée au détachement vers 15 h 48, soit environ cinq heures après avoir été appelée par le gendarme Keeling. L'explication d'un tel délai semble être que l'infirmière B était très occupée et devait aussi répondre à d'autres appels cette journée‑là. Selon elle, lorsqu'il y a de l'alcool dans la collectivité, il en résulte souvent une augmentation des appels pour des évaluations des risques.

[297] Questionnée sur les ressources en santé mentale à Kinngait, l'infirmière B a expliqué qu'il y a une seule infirmière en santé mentale dans la collectivité. Elle a ajouté :

Parfois, ils essaient de les accommoder en faisant appel à une autre infirmière en santé mentaleNote de bas de page 41 ou à un consultant en santé mentale dans la collectivité pour [les] aider à gérer la charge de travail. Mais habituellement, il n'y a pas d'autres services de santé mentale, à l'exception des Aînés ou des services de santé mentale en dehors de la collectivité.

[298] L'infirmière B a déclaré que lorsqu'elle a vu A. B., il n'était pas comme d'habitude, alors qu'il est normalement très calme, mais qu'il était cette fois un peu plus agité. Elle a pu voir qu'il avait d'importantes ecchymoses sur tout le visage. Il [traduction] « n'allait pas bien » et elle a fait une [traduction] « évaluation très rapide » selon laquelle il devrait être aiguillé vers une évaluation médicale avant qu'une évaluation de la santé mentale puisse être effectuée. Elle raconte qu'il avait de la difficulté à se concentrer et qu'il continuait de montrer certains signes d'ivresse. Il faisait les cent pas et répétait qu'il voulait sortir de la cellule. Il n'a, à aucun moment, demandé expressément des soins médicaux. Bref, l'infirmière B ne croyait pas qu'elle serait en mesure de déterminer si l'agitation d'A. B. était due aux maux physiques d'A. B. ou à un problème de santé mentale, sans qu'il ait d'abord fait l'objet d'une évaluation médicale.

[299] L'infirmière B a confirmé qu'elle avait coché la case « Apte à l'incarcération » dans le Rapport sur le prisonnier d'A. B., en ce sens qu'elle croyait qu'il était apte à demeurer dans la cellule. Même si elle croyait qu'il avait besoin d'une évaluation médicale rapide, cela ne constituait pas une urgence au point qu'il devait être transporté immédiatement au centre de santé.

Les membres de la GRC emmènent A. B. au centre de santé

[300] Dans son rapport de police, la gendarme Sturge a indiqué qu'elle a appelé le centre de santé vers 16 h 30 et qu'elle a parlé avec une infirmière (qui sera appelée « infirmière C dans le présent rapport), qui lui a dit que les membres de la GRC devraient amener A. B. au centre de santé [traduction] « après la période de pointe de 17 h », à un moment où le centre serait moins achalandé. La gendarme Sturge et le gendarme Smith ont transporté A. B. au centre de santé vers 17 h 48. Jusqu'à ce moment, il était demeuré dans sa cellule pendant environ dix-sept heures et demie. Dans son rapport de police, le gendarme Smith a consigné qu'à ce moment-là, A. B. était sobre et calme.

[301] L'infirmière C a accordé une entrevue à la Commission. Elle était infirmière autorisée depuis quinze ans et avait travaillé à divers endroits dans le Nord. Elle était à Kinngait depuis le 18 mai 2020.

[302] Selon son souvenir des événements, l'infirmière en santé mentale (infirmière B) lui avait parlé à la clinique de santé vers 16 h 30 ou 17 h, lui signalant qu'il y avait un patient dans le bloc cellulaire de la GRC qui devrait être évalué parce qu'il souffrait de nausées et de vomissements. L'infirmière C avait alors pensé qu'un cas de nausées et de vomissements était trop complexe pour être évalué dans les cellules et qu'il faudrait voir cette personne au centre de santé (compte tenu de la variété des causes de ces symptômes et des différentes options de traitement).

[303] L'infirmière B aurait dit à l'infirmière C qu'il vaudrait mieux que le patient (A. B.) soit amené au centre de santé en dehors des heures normales de travail. L'infirmière C devait être de garde cette nuit-là, à partir de 17 h; les heures normales de travail du centre de santé se terminaient à 17 h, mais elle était d'accord pour voir le patient après cette heure. Au cours de sa journée de travail durant le quart de jour, lors de leur réunion matinale du personnel, elle avait entendu, de façon générale, l'évaluation d'A. B. qu'avait faite l'infirmière A au cours de la nuit précédente.

[304] En ce qui concerne son examen d'A. B., l'infirmière C a déclaré : [traduction] « Lorsque j'ai jeté un œil sur lui, j'ai tout de suite su que ses nausées et ses vomissements provenaient probablement de sa blessure à la tête. » Elle dit avoir ensuite procédé à une évaluation de la tête aux pieds. Ses dossiers indiquent notamment les observations suivantes :

[Traduction]

  • - Aucun traumatisme palpé ou visualisé au crâne
  • - Enflure de l'œil droit au-dessus du sourcil, lacérations au front
  • - Gonflement des lèvres
  • - Œil gauche gonflé et meurtri, mais peut ouvrir la paupière
  • - Sclérotique vive et ronde de 2 mm, sans œdème blanc
  • - Œil gauche [sic] incapable de s'ouvrir même avec l'aide de l'infirmière
  • - La GRC affirme que [le patient] avait parfois affiché un boitement après avoir été blessé
  • - Yeux au beurre noir
    [...]
  • - 18 h 40 : [patient] par terre devant la toilette vomissant avec force
    [...]
  • - 19 h : a parlé au téléphone avec [le médecin] qui a demandé une évacuation médicale [du patient].

[305] L'infirmière C a décidé de demander l'avis d'un médecin de garde à Iqaluit. L'infirmière C a pris une photo d'A. B. et l'a envoyée par courriel au médecin, avec ses notes d'évaluation. Le médecin a appelé l'infirmière C, déclarant qu'il était impératif qu'A. B. vienne à Iqaluit pour que l'on examine sa tête au moyen d'un tomodensitogramme. Il devait y être transporté en avion par évacuation médicaleNote de bas de page 42.

[306] L'infirmière C a réitéré qu'il existe un certain nombre de causes possibles de symptômes tels que les nausées et les vomissements, et que le centre de santé de Kinngait ne disposait que d'outils diagnostiques limités : pas de tomodensitomètre, pas d'échographie, pas d'analyses sanguines approfondies. Elle a expliqué ce qui suit : [traduction] « On a parfois comme une intuition instantanée. Parfois, l'intuition se révèle fausse, mais parfois elle est juste [...] Mais quand je l'ai regardé, je me disais, ses nausées proviennent de sa blessure à la tête. » L'infirmière C a expliqué qu'il lui incombe néanmoins de faire une évaluation physique complète et une entrevue. Dans ce cas-ci, elle a aussi noté que les nausées et les vomissements auraient pu provenir de l'ingestion d'alcool et de drogues la nuit précédente; elle ne pouvait pas déterminer exactement s'il s'agissait de l'une ou l'autre des causes, c'est-à-dire s'il souffrait d'un traumatisme crânien ou d'une intoxication, ou les deux.

[307] A. B. a été envoyé à Iqaluit par évacuation médicale en avion, où il a été traité à l'Hôpital général de Qikiqtani. Un tomodensitogramme a révélé qu'il avait subi une fracture du nez, mais rien n'indiquait une blessure à la têteNote de bas de page 43. Il avait [traduction] « ce qui semblait être [...] un petit pneumothorax » (poumon affaissé) du côté droit, ainsi que des ecchymoses, un gonflement et de petites éraflures. A. B. a été admis pendant la nuit pour surveillance, mais le médecin a déclaré qu'il croyait qu'A. B. serait probablement stable sur le plan médical en vue d'obtenir son congé le lendemain matin.

[308] La GRC a une obligation de diligence envers les personnes sous sa garde, et les politiques de la GRC fournissent aux membres des directives concernant l'évaluation des réactions des prisonniers, le moment où obtenir de l'assistance médicale pour les prisonniers, et les exigences relatives à la surveillance des prisonniers par les gardiens. La politique de la GRC met l'accent sur la responsabilité de la GRC à l'égard du bien‑être et de la protection des prisonniers.

[309] Selon la politique de la GRC, une assistance médicale est requise lorsqu'un prisonnier :

  • - semble être inconscient ou à demi conscient;
  • - présente des symptômes de traumatisme crânien ou aurait subi un tel traumatisme;
  • - semble être en état d'intoxication lié à l'alcool ou à la drogue;
  • - est soupçonnée de dissimuler de la drogue à l'intérieur de son corps;
  • - vomit excessivement;
  • - présente tout autre signe indiquant une blessure ou une maladie pour laquelle il faudrait obtenir des soins médicauxNote de bas de page 44.

[310] De plus, la politique de la Division « V » de la GRC indique ce qui suit : [traduction] « Aucun risque ne doit être pris avec la santé et le bien-être médicaux d'une personne détenue par la GRC. En cas de doute, chercher à obtenir de l'assistance médicale. Toutes les mesures prises doivent être consignées dans un formulaire C-13 et un carnet de notesNote de bas de page 45. » La politique stipule également ce qui suit [traduction] : « Ne jamais présumer que le prisonnier ne fait que dormir sous l'effet de l'alcool. Évaluer ses réactions [conformément à la politique]Note de bas de page 46. »

[311] Il peut y avoir un chevauchement considérable entre les symptômes d'une intoxication grave et d'un traumatisme crânien. Il est également possible qu'une personne souffre des deux affections en même temps. De telles circonstances peuvent donner lieu à une situation dangereuse et potentiellement mortelle.

[312] La Commission a abordé cette question dans certains rapports précédents, et un récent verdict d'un jury dans le cadre d'une enquête du coroner à Kugluktuk, au Nunavut, a également examiné la question. Dans le dossier lié à cette enquête du coroner, un homme qui avait été arrêté pour conduite avec facultés affaiblies avait sauté en bas du camion d'un agent chargé d'appliquer les règlements municipaux. Il avait ensuite été logé dans une cellule pendant environ cinq heures avant d'être amené au centre de santé local, puis transféré à l'hôpital de Yellowknife, où il est décédé.

[313] Le jury a notamment recommandé que la GRC :

[Traduction]
[...] examine et révise la formation offerte pour s'assurer que les policiers et les gardiens civils demandent de l'assistance médicale lorsqu'ils traitent avec des personnes dont les réactions sont minimes, que l'intoxication soit un facteur ou non. Aussi, la GRC devrait réviser sa politique pour exiger une évaluation médicale lorsqu'il y a des signes qu'une personne aurait pu subir un traumatisme crânien.

Le jury a aussi formulé plusieurs recommandations destinées au gouvernement du Nunavut concernant les services de santé et les interventions d'urgenceNote de bas de page 47.

[314] Dans le cas du présent dossier, A. B. aurait été impliqué dans un incident de trouble de la paix avec son père, puis a été heurté par la portière d'un véhicule de police, a fait l'objet d'une arrestation où les policiers ont dû avoir recours à la force, avant de subir des voies de fait graves de la part d'un autre prisonnier, y compris de multiples coups au visage. Il a aussi affiché un comportement agressif dans sa cellule, se heurtant notamment aux murs et à la porte de la cellule.

[315] Bien que les symptômes d'A. B. comme le déséquilibre, l'agressivité et les vomissements aient pu être le résultat de son ivresse extrême (et cela semble effectivement avoir été le cas, car aucune blessure à la tête n'a été diagnostiquée par le personnel médical à Iqaluit), cela ne pouvait pas être connu avec certitude au moment où il était logé dans la cellule. La Commission recommande que la GRC publie un bulletin soulignant que les possibles blessures à la tête des prisonniers doivent être abordées avec le plus grand sérieux, que les membres de la GRC optent pour la plus grande prudence et demandent toujours, dans de telles situations, des évaluations rapides d'un professionnel de la santé, et que les membres de la GRC soient conscients qu'un état d'ébriété peut masquer les symptômes d'une blessure à la tête sous-jacente.

[316] En résumé, dans le dossier visé par le présent rapport, les membres de la GRC ont rapidement demandé une évaluation par un professionnel de la santé après qu'A. B. a subi des voies de fait. Il était raisonnable pour les membres de la GRC de se fier à la recommandation de l'infirmière A selon laquelle A. B. pouvait rester dans sa cellule jusqu'à ce qu'il soit [traduction] « entièrement sobre et lucide », où une évaluation complète pourrait alors être effectuée. Les membres de la GRC en poste durant le quart de jour suivant n'ont pas fait directement de suivi à ce sujet, apparemment en raison d'instructions [traduction] « non transmises » par les membres du quart de nuit. Le fait de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour obtenir une évaluation physique le lendemain était déraisonnable. Toutefois, les membres de la GRC ont fait appel à l'infirmière B pour effectuer une évaluation de la santé mentale. L'infirmière B a ensuite réitéré la nécessité d'une évaluation physique, laquelle a été effectuée peu de temps après par l'infirmière C au centre de santé. Bien qu'il y ait eu certains retards dans l'obtention des soins après que les membres de la GRC en ont fait la demande, ces retards ont été causés par des problèmes liés à la disponibilité des services de soins médicaux et non par les actions des membres de la GRC. 

Autres enjeux liés à la participation de la GRC aux soins de santé et aux interventions d'urgence à Kinngait

[317] L'infirmière C a aussi indiqué aux enquêteurs de la Commission qu'il n'y a, à Kinngait, aucune façon entièrement adéquate et sécuritaire de transporter les patients nécessitant des soins médicaux. Selon elle, on s'attend à ce que la GRC transporte les patients au centre de santé, alors que les membres de la GRC n'ont pas les ressources ni la formation adéquates pour le faire. Ce n'était pas le cas dans d'autres collectivités où elle a travaillé, qui comptent sur des intervenants médicaux pour fournir ce service.

[318] À Kinngait, l'infirmière C s'est fait dire, dès qu'elle a obtenu ce poste, qu'elle ne devait pas sortir lors d'appels médicaux pour transporter des patients; ils n'avaient pas les assurances requises pour conduire un véhicule transportant un patient ni la formation requise pour fournir des soins paramédicaux. L'infirmière C a expliqué que lorsque les gens appelaient le centre de santé pour signaler qu'un membre de la famille avait une urgence médicale, le personnel du centre de santé leur disait d'appeler la GRC, et que c'est la GRC qui est censée transporter la personne au centre de santé. Selon elle, il est [traduction] « dégoûtant » que des membres de la GRC soient appelés à fournir ce service. Une fois, elle a vu les membres de la GRC emmener un patient au centre de santé [traduction] « sans planche dorsale, sans civière, sans rien, juste par les bras et les jambes, alors que le patient était en pleine crise d'épilepsie ». L'infirmière C a dit : « Comment une telle chose – ce ne serait pas [acceptable] où que ce soit ailleurs au Canada. Pourquoi est-ce correct dans le Nord, et comment a-t-on pu considérer que c'était correct jusqu'à maintenant? » Elle a aussi affirmé que des membres de la GRC se portent parfois volontaires pour reconduire les gens chez eux à partir du centre de santé, parce qu'il n'y a aucun service de taxi dans la collectivité.

[319] De l'avis de l'infirmière C, la GRC à Kinngait manquait de ressources. Elle dit avoir déjà travaillé dans des collectivités où elle recevait beaucoup moins d'appels de service et où il y avait deux fois plus de membres de la GRC. L'infirmière C a souligné qu'il existe des traumatismes générationnels historiques dans la collectivité, et qu'il y a des raisons qui expliquent le niveau élevé de violence. Selon elle, [traduction] « le gouvernement du Nunavut doit vraiment se pencher sur les ressources qui sont fournies à la GRC pour assurer la prestation de services de police appropriés. Quand les ressources ne sont pas suffisantes pour bien travailler, les choses risquent de mal se passer. »

[320] L'infirmière C a expliqué son point de vue selon lequel lorsque des erreurs sont commises, l'accent est habituellement mis sur les personnes plutôt que sur les problèmes structurels ou systémiques. Elle a déclaré :

[Traduction]
Je me sentais juste vraiment mal pour les agents de la GRC en général dans cette collectivité [...] Et pas seulement en lien avec cet incident, mais pendant tout le temps que j'ai passé là-bas. Je ne me suis jamais sentie aussi désolée pour un groupe de personnes dans toute ma carrière qu'envers les membres de la GRC lorsque j'étais à [Kinngait], [...].

[321] Cela illustre, une fois de plus, le problème du grave manque de ressources au détachement de Kinngait et l'impact réel de ce problème sur les opérations de la GRC. Comme il est expliqué dans la section du présent rapport traitant d'une possible discrimination systémique, un problème flagrant de sous-effectif a pu être observé dans tous les aspects de ce dossier, et il s'agissait d'un facteur commun dans toutes les situations de risque auxquelles A. B. a été exposé. Pour cette raison, il est urgent que la GRC entame des discussions immédiates avec le gouvernement du Nunavut et d'autres partenaires pour s'assurer qu'un financement suffisant est disponible afin qu'un niveau de service adéquat soit fourni à la population de Kinngait, comme le recommande le présent rapport.

Les actions prises par la GRC en réponse à cette affaire

Conclusion 32 : Rien n'indique qu'A. B. ait été intimidé ou autrement contraint à accepter un règlement. La gestionnaire qui a communiqué avec lui au nom de la GRC semblait suivre les politiques du Secrétariat du Conseil du Trésor qui régissent le traitement des réclamations contre divers organismes gouvernementaux et a suggéré à plusieurs reprises à A. B. de prendre le temps de consulter un avocat avant de discuter davantage d'un règlement.

Conclusion 33 : De crainte qu'une personne dans la situation d'A. B. soit vulnérable et puisse être traitée de manière injuste ou qu'elle n'ait pas la capacité de prendre une décision éclairée au sujet de tout règlement proposé, des mesures de protection doivent être mises en place au moyen de politiques, de pratiques et de formation.

Conclusion 34 : La Commission se préoccupe du fait qu'aucune politique nationale, régionale ou de la division n'ait été mise en place en ce qui concerne le traitement des réclamations par la GRC. Il est également préoccupant que l'Unité des réclamations, des litiges et des services consultatifs du Nord-Ouest ne soit pas dotée d'une politique régissant ses opérations et qu'il n'y ait pas de programme de formation spécialisé à l'intention de ses employés sur la façon de traiter les réclamations.  

Recommandation 16 : La GRC devrait élaborer des politiques à l'échelle nationale ainsi qu'à l'échelle des divisions et des détachements pour régir le traitement des réclamations contre l'État et des paiements à titre gracieux.

Recommandation 17 : Les politiques sur le traitement des réclamations contre l'État devraient contenir des dispositions pour protéger les personnes potentiellement vulnérables, y compris l'exigence que les personnes obtiennent des conseils juridiques indépendants avant de signer toute entente de règlement, ou qu'elles renoncent expressément à ce droit. Les politiques devraient également inclure des dispositions pour aider les gestionnaires et les analystes à s'assurer que les personnes ont la capacité de bien comprendre le processus, de même que les modalités du règlement proposé.

Recommandation 18 : Une formation devrait être élaborée et mise en œuvre à l'intention des employés responsables du traitement des réclamations.

[322] Le 4 juin 2020, A. B. a obtenu son congé de l'Hôpital général de Qikiqtani, à Iqaluit. Pendant plusieurs jours, il a séjourné à la pension Tammaatavvik, un établissement non médical près de l'hôpital. Il a alors eu des idées suicidaires et a été réadmis à l'hôpital le 7 juin 2020. Le 9 juin 2020, il a quitté de lui-même l'hôpital et est retourné à la pension. Le 11 juin 2020, A. B. a été admis au Centre de traitement en santé mentale Akausisarvik.

[323] Les dossiers de la GRC indiquent que des discussions internes étaient en cours pour déterminer si les incidents liés à A. B. pourraient donner lieu à une action en justice contre la GRC. La GRC a alors décidé de communiquer avec A. B. pour voir si l'affaire pouvait être réglée de façon informelle sans qu'aucune poursuite ne soit intentée; il s'agissait donc de communiquer avec A. B. pour voir s'il serait prêt à accepter un règlement financier.

[324] À cette fin, la gestionnaire régionale de l'Unité des réclamations, des litiges et des services consultatifs du Nord-Ouest de la Division « K » (Alberta)Note de bas de page 48 a appelé A. B. le 18 juin 2020. A. B. a ensuite rappelé la gestionnaire pour discuter davantage de la question le 24 juin 2020. Dans le cadre de ces discussions, la gestionnaire a offert à A. B. un paiement de 7 000 $ pour régler l'affaire.

[325] La façon dont la GRC a communiqué avec A. B. a soulevé des préoccupations aux yeux de sa conseillère juridique actuelle. Plus précisément, elle s'inquiétait de la façon dont la GRC avait abordé A. B. (c.-à-d. en l'absence d'un conseiller juridique) et compte tenu de la capacité d'A. B. au moment où cela a été fait. La Commission s'est penchée sur la question pour s'assurer que les politiques et pratiques actuelles de la GRC ne risquent pas de profiter des personnes vulnérables qui pourraient avoir des réclamations contre la GRC.

[326] La conseillère juridique d'A. B. a déclaré que les discussions en vue d'un règlement entre A. B. et la GRC étaient toujours en cours au moment de l'enquête de la Commission.

[327] La gestionnaire a dit à la Commission qu'elle avait appelé A. B. le 18 juin 2020, alors qu'il se trouvait dans [traduction] « un établissement ». Elle a demandé à la personne qui a répondu au téléphone si A. B. avait besoin d'un interprète. La personne de l'établissement a dit qu'A. B. parlait bien l'anglais, mais qu'elle allait lui dire de demander un interprète s'il en avait besoin. La gestionnaire a indiqué qu'A. B. n'avait pas demandé d'interprète pendant leur conversation et qu'il semblait comprendre la discussion. Sur avis d'un conseiller juridique du ministère de la Justice, la gestionnaire a refusé d'informer la Commission du contenu de sa première discussion avec A. B.

[328] Lors de son entrevue avec la Commission, A. B. a dit ne pas se souvenir de la première conversation avec la gestionnaire.

[329] Les dossiers médicaux fournis à la Commission montrent que dans les jours ayant suivi le premier appel, A. B. a mentionné le sujet à plusieurs reprises au personnel de l'établissement. À une occasion, il a demandé à une infirmière : [traduction] « Qu'est-ce qu'un dédommagement? » et elle lui a répondu que la GRC allait lui donner de l'argent pour ce qui lui est arrivé. L'infirmière lui a dit que le dédommagement signifiait habituellement une somme d'argent, et lui a demandé si ce serait suffisant pour lui; A. B. aurait répondu oui, ce serait suffisant.

[330] Au cours des quelques jours qui ont suivi, A. B. a demandé à plusieurs reprises au personnel de communiquer avec la gestionnaire qui l'avait appelé auparavant, et on lui a dit qu'elle le rappellerait dans une semaine. Les dossiers semblent indiquer qu'une infirmière a effectivement appelé la gestionnaire, qui lui a dit qu'A. B. avait indiqué qu'il avait un avocat et qu'aucune autre discussion n'avait eu lieu. Une autre infirmière a appelé l'avocat d'A. B. (l'avocat qu'il avait à l'époque, et non son avocate actuelle), mais personne n'a répondu. Cette infirmière a ensuite appelé la gestionnaire, qui lui aurait dit qu'A. B. devrait parler à son avocat avant d'aller plus loin.

[331] Parallèlement, la GRC avait entamé une enquête sur les allégations qu'avait soulevées A. B. au sujet de certains incidents. Ces allégations ne sont pas liées à l'incident qui fait l'objet du présent rapport. Une enquêteuse, la gendarme Nancy Roe, a interrogé A. B. le 11 juin 2020. Elle a déterminé qu'une deuxième entrevue serait nécessaire pour obtenir plus d'information de la part d'A. B.

[332] A. B. a appelé la gendarme Roe le 24 juin 2020 et lui a demandé de venir le rencontrer au Centre de traitement en santé mentale Akausisarvik. La gendarme Roe y est allée, et elle et A. B. ont discuté de divers sujets. A. B. a mentionné qu'il était intéressé par le dédommagement et qu'il voulait présenter une réclamation. Il a demandé à la gendarme Roe si elle pouvait être son avocate. Il voulait parler à la gestionnaire de la GRC; il avait divers numéros de téléphone inscrits sur des papillons adhésifs, dont le numéro d'un avocat.

[333] A. B. a ensuite utilisé le téléphone cellulaire de la gendarme Roe pour appeler sa tante, laissant l'appel en mode mains libres. Après l'appel, il a sorti son propre téléphone et l'a utilisé pour regarder un film, demandant à la gendarme Roe si elle pouvait le regarder avec lui.

[334] La conversation a de nouveau porté sur le dédommagement. A. B. a dit à la gendarme Roe qu'il aimerait acheter un véhicule Dodge rouge à quatre portes lorsqu'il aura reçu son paiement. Il voulait appeler la gestionnaire, alors il a demandé à la gendarme Roe s'il pouvait emprunter son téléphone de nouveau. Elle a accepté de le lui prêter. A. B. a composé un des numéros sur le papillon adhésif et la gestionnaire a répondu. A. B. a laissé l'appel en mode mains libres.

[335] Selon la gendarme Roe, le gestionnaire a demandé à A. B. comment il se portait physiquement et mentalement, s'il passait du bon temps à l'établissement et s'il se sentait mieux. Elle a demandé s'il avait parlé à un avocat et A. B. a répondu que non, mais qu'il voulait aller de l'avant avec la réclamation. La gestionnaire a demandé à A. B. s'il avait pensé à un montant et il a répondu que non. La gestionnaire a dit que la réclamation couvrirait l'incident de la GRC ainsi que l'incident dans le bloc cellulaire; A. B. a dit qu'il comprenait.

[336] La gestionnaire a expliqué que, compte tenu des blessures d'A. B. et de la plainte, elle était prête à lui remettre 5 000 $. Selon la gendarme Roe, [traduction] « les yeux [d'A. B.] se sont illuminés » et il a dit qu'il était prêt à prendre ce montant. La gestionnaire a ensuite encouragé A. B. à parler à un avocat, mais a dit qu'elle pouvait lui transmettre les documents, étant entendu qu'il ne pourrait faire aucune autre réclamation une fois les documents signés. A. B. a dit qu'il comprenait et a demandé s'il pouvait avoir plus, par exemple 10 000 $. La gestionnaire a accepté 7 000 $ et a déclaré qu'A. B. devrait demander à son avocat de l'appeler. La gestionnaire a fourni le numéro de téléphone de la Commission des services juridiques du Nunavut (aide juridique), que la gendarme Roe a inscrit sur le papillon adhésif.

[337] À la fin de l'appel entre A. B. et la gestionnaire, la gendarme Roe a fortement encouragé A. B. à demander conseil à un avocat. Il a demandé que l'avocat qui le représentait à cette époque soit appelé. La gendarme Roe a indiqué qu'A. B. semblait alors avoir une attitude plus positive et avait déclaré avoir hâte à demain. 

Processus de réclamation

[338] La politique du Secrétariat du Conseil du Trésor intitulée Guide sur les réclamations régit les réclamations déposées contre l'État impliquant la GRC. Cette politique indique que le gestionnaire investi du pouvoir délégué d'effectuer des paiements de réclamations doit « faire tous les efforts raisonnables pour assurer l'optimisation des ressources lors du règlement de la réclamation » et « tenir compte du caractère opportun sur le plan administratif et du rapport coût-efficacité de déposer ou de régler une réclamation »Note de bas de page 49. La politique précise également que le gestionnaire « est responsable de gérer le risque lié au traitement de toute réclamation [...] »Note de bas de page 50. Les gestionnaires devraient toujours demander conseil aux services juridiques du ministère, mais si la demande comporte des procédures judiciaires ou un paiement supérieur à 25 000 $, ils doivent obligatoirement consulter les services juridiquesNote de bas de page 51.

[339] Si un avis juridique est demandé, il doit aborder les questions suivantes :

  • - la responsabilité légale éventuelle de l'État, s'il y a lieu;
  • - les mesures à prendre, s'il y a lieu, pour régler la réclamation;
  • - les modalités recommandées pour le règlement de la réclamation, le cas échéantNote de bas de page 52.

[340] La politique indique que, conformément à la Directive sur les paiements, si l'avis juridique relève une possible responsabilité légale pour l'État, le gestionnaire doit suivre les étapes suivantes pour régler la réclamation :

  • - déterminer les montants à payer [voir l'article 6.6 du Guide pour plus de renseignements];
  • - évaluer le caractère opportun sur le plan administratif et le rapport coût‑efficacité d'effectuer le paiementNote de bas de page 53.

[341] Le gestionnaire doit également obtenir une quittance signée par le réclamant.

[342] L'annexe A de la Directive sur les paiements du Secrétariat du Conseil du Trésor indique, en outre, que le dirigeant principal des finances d'un ministère doit établir des normes pour le paiement des réclamations contre l'État qui traitent, entre autres, du processus de signalement des incidents à l'interne pouvant donner lieu à une réclamation contre l'État, et du processus d'exécution d'enquêtesNote de bas de page 54.

[343] Selon la matrice de délégation des pouvoirs généraux de signature de documents financiers de la GRC, un gestionnaire des réclamations à l'échelle de la division a le « pouvoir d'engager des dépenses » pour les réclamations contre l'État pouvant atteindre 50 000 $. L'analyste des réclamations d'une division peut, quant à lui, autoriser le paiement d'une réclamation jusqu'à concurrence de 25 000 $Note de bas de page 55.

[344] Dans le cas du dossier qui fait l'objet du présent rapport, la gestionnaire a, dans ses réponses aux questions de la Commission, confirmé qu'elle pouvait régler une réclamation allant jusqu'à 50 000 $. Un tel paiement ne nécessite pas d'approbation supplémentaire, mais si le paiement est supérieur à 25 000 $, il est nécessaire d'obtenir, auprès du ministère de la Justice, un avis juridique à l'appui. Dans les situations où la politique n'exige pas la consultation des services juridiques du ministère (c.-à-d. les cas où les paiements sont inférieurs à 25 000 $), le traitement de la réclamation se fait au cas par cas.

[345] Quant au processus de l'Unité des réclamations, des litiges et des services consultatifs du Nord-Ouest en ce qui concerne le traitement des réclamations potentielles, la gestionnaire explique que les questions sont habituellement portées à l'attention de son unité par une personne de la division qui les informe d'une situation où une demande de réclamation contre la GRC pourrait être déposée. Les détails sont ensuite examinés pour évaluer le niveau de risque pour la GRC en vue de déterminer la marche à suivre. Un analyste des réclamations au sein de l'unité effectue cette évaluation. En fonction de la conclusion de l'analyste, des discussions de règlement peuvent ensuite avoir lieu.

[346] La gestionnaire a dit à la Commission qu'il n'existe actuellement aucune politique nationale, régionale ou divisionnaire de la GRC spécifiquement liée au traitement des réclamations; la politique qui était auparavant en vigueur a été annulée. Il n'existe pas non plus de politique régissant le travail de l'Unité des réclamations, des litiges et des services consultatifs du Nord-Ouest de la Division « K ». La gestionnaire indique qu'une formation sur le traitement des réclamations est en cours d'élaboration à l'intention du gestionnaire et des analyses des réclamations au sein de cette unité.

[347] La gestionnaire a confirmé qu'elle avait agi à titre de décideuse dans le cadre de l'offre de règlement présentée à A. B. Cette gestionnaire est une fonctionnaire qui n'est pas membre de la GRC et qui n'est pas nommée ou employée au régime de la partie I de la Loi sur la GRC; par conséquent, sa conduite n'est pas assujettie à la compétence de la Commission. Toutefois, le superviseur de la gestionnaire était un membre de la GRC au grade de surintendant.

[348] En l'occurrence, A. B. était hospitalisé dans un centre de santé mentale lorsque la gestionnaire a communiqué avec lui pour la première fois au nom de la GRCNote de bas de page 56. Il avait récemment été victime de voies de fait graves, en plus d'avoir été heurté par la portière d'un véhicule de police lors d'une arrestation filmée par vidéo qui avait suscité beaucoup d'attention médiatique. Il avait exprimé des idées suicidaires et traversait une période difficile sur le plan personnel. De plus, bien qu'A. B. parle et comprenne bien l'anglais, ce n'est pas sa langue maternelle.

[349] À première vue, on doit se préoccuper du fait que toute personne se trouvant dans une telle situation soit vulnérable et puisse être traitée de manière injuste ou qu'elle n'ait pas la capacité de prendre une décision éclairée au sujet de tout règlement proposé.

[350] Toutefois, compte tenu des faits en l'espèce, il est évident que la gestionnaire a dit à maintes reprises à A. B. de consulter un conseiller juridique avant d'accepter tout règlement. Trois témoins indépendants (deux infirmières et la gendarme Roe, cette dernière ayant été présente lors de la deuxième conversation entre la gestionnaire et A. B.) ont confirmé ce fait. La gestionnaire a dit à l'une des infirmières qu'A. B devait avoir consulté son avocat avant que l'on puisse procéder à tout règlement. Aussi, lors de sa deuxième conversation avec A. B., la gestionnaire lui avait fourni le numéro de téléphone de la Commission des services juridiques du Nunavut. En fait, un avocat de cet organisme conseillait déjà A. B. La gendarme Roe a également fortement encouragé A. B. à parler à un avocat, et A. B. a effectivement demandé que son avocate soit appelée. En fin de compte, A. B. a obtenu une représentation juridique et, à l'époque où la Commission a interrogé A. B., son avocate était toujours dans le processus de négocier un éventuel règlement en son nom.

[351] Rien n'indique qu'A. B. ait été intimidé ou autrement contraint à accepter un règlement. Bien qu'il y ait pu avoir certaines limites à la compréhension qu'avait A. B ait du processus ou de la terminologie (par exemple, il a demandé à l'infirmière ce que signifiait « dédommagement »), il a participé avec enthousiasme à la discussion, demandant à plusieurs reprises aux infirmières et à la gendarme Roe d'appeler le gestionnaire pour discuter davantage de la question.

[352] Les éléments de preuve indiquent que la gestionnaire n'a pas cherché à profiter de l'empressement apparent d'A. B. à obtenir la somme d'argent discutée, mais a plutôt insisté pour qu'il prenne le temps de consulter un avocat. Toute tentative de faire pression sur A. B. dans les circonstances de la présente affaire aurait, aux yeux de la Commission, soulevé d'importantes préoccupations. En effet, comme ces questions ne devraient pas être laissées uniquement à la bonne foi des personnes concernées, la Commission a voulu examiner les politiques et procédures applicables pour s'assurer que des mesures de protection appropriées sont en place.

[353] La gestionnaire a semblé suivre les politiques du Secrétariat du Conseil du Trésor qui régissent le traitement des réclamations contre divers organismes gouvernementaux. Toutefois, la Commission se préoccupe du fait que la GRC n'ait mis en place aucune politique nationale relative au traitement des réclamations ni aucune politique sur cette question aux échelles régionales et divisionnairesNote de bas de page 57. Une précédente politique nationale avait apparemment été annulée et n'avait toujours pas été remplacée. De même, l'Unité des réclamations, des litiges et des services consultatifs du Nord-Ouest n'était pas non plus dotée d'une politique régissant ses opérations et ne comptait sur aucun programme de formation spécialisé à l'intention de ses employés sur la façon de traiter les réclamations. Des politiques propres à cette question sont nécessaires, étant donné les enjeux susceptibles de survenir dans le cadre de négociations avec des personnes pouvant avoir des réclamations en lien avec leurs interactions avec la GRC.

[354] La Commission recommande que la GRC élabore des politiques à l'échelle nationale ainsi qu'à l'échelle des divisions et des détachements pour régir le traitement des réclamations contre l'État et des paiements à titre gracieux.

[355] La Commission recommande aussi que ces politiques sur le traitement des réclamations contre l'État contiennent des dispositions pour protéger les personnes potentiellement vulnérables, y compris l'exigence que les personnes obtiennent des conseils juridiques indépendants avant de signer toute entente de règlement, ou qu'elles renoncent expressément à ce droit. Les politiques devraient également inclure des dispositions pour aider les gestionnaires et les analystes à s'assurer que les personnes ont la capacité de bien comprendre le processus, de même que les modalités du règlement proposé. Une formation devrait aussi être élaborée et mise en œuvre à l'intention des employés responsables du traitement des réclamations.

Manque flagrant de ressources et possible discrimination systémique

Conclusion 35 : Aucun élément de preuve n'indique que les gestes posés par chaque membre de la GRC étaient influencés par des préjugés raciaux ou que l'un ou l'autre des membres de la GRC ait fait preuve d'un comportement discriminatoire envers A. B.

Conclusion 36 : Le niveau de services fourni au détachement de Kinngait était nettement insuffisant. Le manque de ressources observé est tel qu'il soulève des préoccupations quant à une possible discrimination systémique.

Recommandation 19 : La GRC devrait effectuer une analyse comparative des niveaux de ressources et de financement de ses détachements au Nunavut par rapport à ses détachements comparables dans d'autres régions et communiquer les résultats de cette analyse à la Commission.

Recommandation 20 : La GRC devrait entamer des discussions immédiates avec le gouvernement du Nunavut et d'autres partenaires pour s'assurer que des ressources et des fonds suffisants sont fournis à ses détachements du Nunavut, afin que le détachement de Kinngait, comme tout autre détachement du Nunavut confronté à des circonstances semblables, soit en mesure de fournir un niveau de service adéquat.

[356] Les interactions de la GRC avec les Inuits ont lieu dans le contexte d'une relation historique souvent tendue au Nunavut et dans d'autres régions des terres des Inuits. Cela comprend, entre autres, le rôle de la GRC dans l'exécution des politiques gouvernementales en réponse aux injustices passées liées à la réinstallation forcée d'Inuits dans l'Extrême-Arctique, au retrait d'enfants inuits destinés aux pensionnats, et à l'abattage de chiens de traîneau. Plus récemment, il y a eu des allégations de problèmes systémiques et d'inconduite individuelle visant les services de police de la GRC dans les collectivités du Nunavut, dont certaines ont fait l'objet de rapports de la Commission.

[357] La Commission, qui a pour mandat d'effectuer un examen indépendant et de mener une enquête sur les plaintes du public contre des membres de la GRC, est aussi responsable d'effectuer des examens systémiques des activités de la GRC, et s'engage à mener de solides activités de sensibilisation et d'engagement auprès des collectivités du Nunavut. Entre autres, la Commission a collaboré avec le gouvernement du Nunavut pour que le formulaire de réception des plaintes du public de la Commission ainsi que du matériel éducatif sur le rôle et le processus de la Commission soient offerts en langue inuktitut.  

[358] À la fin d'avril 2022, la commissaire de la GRC et le président de l'Inuit Tapiriit Kanatami (ITK), un organisme sans but lucratif qui représente plus de 65 000 personnes dans l'ensemble de l'Inuit NunangatNote de bas de page 58 et dans le reste du Canada, ont convenu d'un plan pour améliorer la relation entre les services de police et les collectivités inuites.

[359] Dans une déclaration commune, le président de l'ITK a écrit :

Les Inuits ont longtemps subi de la discrimination, de la négligence et de la violence dans le système de justice pénale. Les interactions de nos communautés avec la police ont été tendues. Avec ce nouveau plan de travail, nous espérons bâtir de nouvelles relations fondées sur le respect et la confiance mutuelle.

[360] La commissaire de la GRC avait aussi indiqué que la GRC s'engageait à travailler avec l'ITK pour « mettre en œuvre ce plan de travail afin de réparer, de rebâtir et d'améliorer nos relations avec les communautés de l'Inuit Nunangat ». La GRC s'est engagée à consulter régulièrement les dirigeants inuits pour surveiller les progrès réalisés relativement à l'entente énoncée. La GRC a également convenu de travailler à la hausse de la représentation inuite à la GRC et à l'amélioration de l'accès pour les personnes qui parlent l'inuktitut. Enfin, la GRC et l'ITK ont signifié leur intention de collaborer dans le cadre de la contribution à la Stratégie en matière de justice autochtone du gouvernement fédéralNote de bas de page 59.

[361] La Commission a examiné si les préjugés raciaux ou la discrimination avaient joué un rôle dans les événements faisant l'objet du présent rapport. Comme il est indiqué précédemment, la Commission a déterminé que l'arrestation d'A. B. et que le niveau de force utilisé pour l'arrêter étaient raisonnables. La Commission a aussi toutefois tiré des conclusions négatives concernant certains aspects de la conduite des membres de la GRC, y compris la façon dont le véhicule de la GRC a été conduit et diverses questions liées à la détention d'A. B. et aux conditions du bloc cellulaire. Néanmoins, aucun élément de preuve n'indique que les actions des membres de la GRC aient été influencées par de quelconques préjugés raciaux ou que l'un ou l'autre des membres de la GRC ait affiché des comportements discriminatoires envers A. B.

[362] Cela étant dit, en considérant la situation dans son ensemble, la Commission arrive inévitablement à la conclusion que le niveau de service offert au détachement de Kinngait est nettement inadéquat. Cette préoccupation concerne autant le nombre de membres de la GRC affectés à la collectivité de Kinngait que le nombre de cellules et l'état général du détachement, ainsi que des lacunes en matière de formation.

[363] Un manque important de ressources a été un facteur dans tous les aspects de ce qui est arrivé à A. B. les 1er et 2 juin 2020. Dès le début de l'incident, en voyant la façon précipitée dont les membres de la GRC se sont approchés d'A. B à bord du véhicule de police, on discerne clairement les répercussions du sous-effectif du détachement de Kinngait, alors que des membres de la GRC ont dû faire des heures supplémentaires et sont quand même demeurés en nombre insuffisant pour composer avec le grand nombre d'incidents et de situations instables auquel ils devaient répondre. Le manque de cellules et d'équipement, ainsi que la formation insuffisante du gardien du détachement, ont tous contribué au fait qu'A. B. ait été placé dans la situation dangereuse qui a entraîné les voies de fait graves dont il a été victime alors qu'il était dans sa cellule. Ces lacunes ont aussi contribué à l'omission de consigner et de transmettre des renseignements essentiels du plan de soins de santé d'A. B. en vue d'obtenir une évaluation médicale. De plus, les contraintes en matière de ressources étaient aussi en cause dans le délai et la nature des soins médicaux disponibles au moment où les membres de la GRC en ont fait la demande pour A. B. L'information dont on dispose indique que les membres de la GRC concernés étaient souvent appelés à déployer des efforts considérables pour gérer une charge de travail élevée tout en devant composer avec les contraintes en question. Malgré leurs efforts, les membres de la GRC n'ont pas pu atténuer pleinement les répercussions de ce manque de ressources sur A. B. et les autres détenus du détachement.

[364] Tous les résidents du Canada ont droit à un niveau de service raisonnable, peu importe leur lieu de résidence. L'ampleur alarmante du sous-effectif observé dans ce dossier soulève des préoccupations quant à une possible discrimination systémique.

[365] En vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP), il est interdit de faire de la discrimination fondée sur la race ou l'origine nationale ou ethniqueNote de bas de page 60. Il a été établi que ces dispositions de la LCDP s'appliquent aux agents d'application de la loiNote de bas de page 61.

[366] Dans l'arrêt Moore c Colombie-Britannique (Éducation), la Cour suprême du Canada a établi un critère pour évaluer les allégations de discrimination selon lequel la personne touchée doit d'abord démontrer avoir subi un effet préjudiciable en raison d'un motif de distinction illicite.

[367] Pour qu'une allégation de discrimination soit prouvée, la preuve doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que :

  1. i) la personne possède une ou plusieurs des caractéristiques protégées contre la discrimination;
  2. ii) la personne a subi un effet préjudiciable;
  3. iii) la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l'effet préjudiciable.

[368] Si les trois facteurs susmentionnés sont établis selon la prépondérance des probabilités, un cas de discrimination à première vue sera établi. Cela signifie qu'un cas de discrimination sera établi, à moins qu'une explication non discriminatoire ne soit fournie pour justifier les actions du membre de la GRC.

[369] Une fois que le plaignant a établi la discrimination à première vue, le fournisseur de services a maintenant le fardeau de justifier le traitement différentiel. Si aucune explication raisonnable n'est fournie ou si le fardeau de la preuve n'est pas satisfait, le juge des faits peut conclure à l'existence de la discrimination et rendre une décision en conséquence.

[370] Aux fins du critère susmentionné, on peut invoquer des éléments de preuve circonstanciels pour tirer une conclusion relativement à la conduite reprochéeNote de bas de page 62. Il n'est pas nécessaire de prouver que la conduite soit uniquement conforme à de la discriminationNote de bas de page 63, et il n'est pas nécessaire de faire la preuve de l'intention de discriminationNote de bas de page 64. Les tribunaux ont déclaré qu'il faut mettre l'accent sur l'effet du traitement plutôt que sur la motivation ou l'intentionNote de bas de page 65.

[371] La preuve permettant de conclure qu'un traitement différentiel équivaut à de la discrimination peut découler du défaut de fournir une explication raisonnable, rationnelle ou cohérente de la conduiteNote de bas de page 66. Pour déterminer si une caractéristique protégée a été un facteur déterminant d'un effet préjudiciable observé dans le contexte des services de police, il est nécessaire de vérifier s'il y a des preuves d'un écart marqué par rapport à la pratique policière habituelleNote de bas de page 67.

[372] En appliquant ce critère juridique aux faits du présent dossier, la Commission note qu'environ 93 % des résidents de Kinngait sont des Inuits, y compris A. B., et que ce dernier a manifestement subi un certain nombre de répercussions négatives au cours de la nuit en question. Il est vraisemblable que d'autres membres de la collectivité aient également subi de telles répercussions lors de leur interaction avec la GRC, compte tenu des lacunes flagrantes liées au manque d'effectif et de ressources matérielles qu'ont révélées les éléments de preuve. Il est évidemment difficile de prouver le lien entre les caractéristiques protégées et de tels effets préjudiciables. À tout le moins, le niveau de service inadéquat que fournit la GRC à la collectivité de Kinngait soulève de sérieuses préoccupations en matière de discrimination systémique.

[373] Puisqu'il est difficile d'imaginer qu'un tel manque de ressources puisse être accepté dans toute autre collectivité ou communauté, il existe une réelle possibilité qu'une discrimination systémique soit en cause. De plus amples renseignements seront nécessaires pour pouvoir cerner l'ampleur du problème et déterminer s'il existe des explications non discriminatoires à cette situation.

[374] La Commission recommande que la GRC effectue une analyse comparative des niveaux de ressources et de financement de ses détachements au Nunavut par rapport à ses détachements comparables dans d'autres régions, et qu'elle communique les résultats de cette analyse à la Commission.

[375] D'ici là, des mesures immédiates sont nécessaires pour remédier à la situation désastreuse qui est observée à Kinngait, ainsi que dans toute autre collectivité du Nunavut qui pourrait être aux prises avec des problèmes semblables. La Commission comprend que la GRC n'a pas la capacité unilatérale d'agir sur la question des ressources. Par conséquent, la Commission recommande que la GRC entame des discussions immédiates avec le gouvernement du Nunavut et d'autres partenaires pour s'assurer que des ressources et des fonds suffisants sont fournis à ses détachements du Nunavut, afin que le détachement de Kinngait, comme tout autre détachement du Nunavut confronté à des circonstances semblables, soit en mesure de fournir un niveau de service adéquat.

Conclusion

[376] Ayant examiné la plainte, la Commission soumet par la présente son rapport intérimaire à la suite d'une enquête d'intérêt public, conformément au paragraphe 45.76(1) de la Loi sur la GRC.

La présidente,
Michelaine Lahaie

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